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JULIE DE LESPINASSE[1]

LE MARQUIS DE MORA


I

Dans les études que j’ai jusqu’ici consacrées à Mlle de Lespinasse, j’ai surtout évoqué la créature exquise, originale, dont la prise fut si forte sur tous ceux qui vécurent près d’elle, l’incomparable séductrice, la parfaite maîtresse de maison, l’amie chaude et dévouée, enfin la conseillère discrète, pleine de sagesse et de circonspection. J’ai cherché, en un mot, à la représenter telle que la connurent et l’aimèrent la foule de ses contemporains ; et les assertions de ceux-ci, que j’ai appelées en témoignage, sont une sûre garantie de la ressemblance de l’esquisse. Ce n’est pourtant point par ces traits que, de nos jours, se caractérise la figure de l’héroïne de cette histoire. Mieux instruits sur son compte que la plupart de ses amis et de ses familiers, son nom, lorsqu’il est prononcé, suscite devant nos yeux l’image d’une femme que, parmi ces derniers, beaucoup ignorèrent complètement, que d’autres soupçonnèrent à peine, que deux ou trois au plus virent sous son jour réel, que peut-être aucun d’eux ne put entièrement pénétrer : j’entends par là l’amoureuse exaltée, ravagée, brûlée par sa passion, obsédée par elle jusqu’à l’idée fixe, torturée par la jalousie, par l’angoisse et par le remords, dont l’âme déchirée et saignante s’est révélée, trente ans après qu’elle

  1. Voyez la Revue des 1er et 15 avril, 15 juin et 1er juillet.