Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/778

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

D’une part, en effet, elle provoqua un vaste mouvement d’irréligion et même d’hostilité à l’égard de l’Église, et, d’autre part, elle obligea cette dernière à prendre, et de plus en plus, son point d’appui non pas sur les rois, mais sur les peuples. M. Vuarin eut d’autant moins de peine à adopter cette ligne de conduite que son caractère et ses origines l’y inclinaient tout naturellement ; et d’ailleurs, l’autorité et l’exemple de Lamennais n’étaient pas faits pour l’en détourner. On le vit donc au cimetière même et à l’église haranguer ses paroissiens, leur expliquer les motifs de ses résistances aux empiétemens des autorités protestantes, les prendre en un mot pour juges entre ses contradicteurs et lui. N’ayant pu, en dépit d’efforts réitérés, réussir à fonder un journal, il y suppléa par la publication de nombreuses brochures, qui eurent souvent le don d’exaspérer ses adversaires, mais qui, du moins, les tenaient d’ordinaire en respect. Tous ces appels à l’opinion publique ne furent pas vains. Si M. Vuarin ne put empêcher bien des actes d’intolérance, bien des atteintes à la liberté individuelle, il eut du moins, avant de mourir, la joie de mener à bonne fin diverses entreprises qui lui tenaient au cœur : il réussit à établir à Genève des Frères de la doctrine chrétienne, à y fonder un hôpital et un orphelinat catholiques. Quand il mourut, le 6 septembre 1844, son œuvre était accomplie : le catholicisme à Genève était restauré sur des fondemens solides et durables. On lui fit d’imposantes funérailles. Un cortège de 12 à 15 000 personnes vint rendre hommage à son inépuisable charité[1], à son activité sacerdotale, à son zèle infatigable d’apôtre.

Tel est l’homme qui, pendant près de vingt ans, fut en relations suivies avec Lamennais. Ils se ressemblaient à beaucoup d’égards ; ils avaient bien des idées communes ; ils avaient l’un et l’autre l’horreur de l’individualisme sous toutes ses formes ; l’un et l’autre, enfin, « prêtres et plébéiens, » concevaient de la même manière le rôle de la papauté et de l’Église dans le monde moderne ; tous deux, en un mot, aspiraient à l’avènement du « catholicisme social. » Mais l’un, le curé de Genève, était un vrai prêtre, soumis à l’autorité, même quand il était tenté de la trouver ou mal éclairée, ou trop lente à réaliser le bien qu’il rêvait. L’autre, au contraire, individualiste de tempérament,

  1. On évalue a près d’un million le total des sommes que ce pauvre prêtre sut trouver pour sa paroisse et ses paroissiens.