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imaginaires, et de se tromper soi-même sur soi-même ; mais, tout au contraire, de bien prendre conscience de sa personnalité de peuple, de bien connaître sa physionomie de peuple, de prendre attrait à cultiver cette personnalité, et de se complaire très sincèrement dans cette physionomie. Le citoyen qui ne sent pas qu’il vaut les autres est bien près de déchoir de sa dignité ; ainsi en est-il des peuples, ces citoyens du monde. L’amour-propre national n’est rien peut-être de plus qu’un instinct vital ; n’oublions pas que l’individu dégénère dès que chez lui l’instinct vital disparaît. Et n’oublions pas non plus que, s’il est une satisfaction de nous-mêmes qui nous enlize, peu à peu, dans une paresse engourdissante et béate, il en est une autre, ambitieuse parce qu’elle est fière, et toujours prête à se rembrunir parce qu’elle est ambitieuse, qui devient une source d’obligations et une force pour l’action.

Cette leçon, le spectacle de l’Amérique nous l’offrait, avant même que s’élevât la voix du président Roosevelt pour annoncer aux peuples de l’univers un nouvel évangile de vie intense ; et sous nos regards, de jour en jour, l’école américaine se développe à l’unisson de la démocratie américaine. « Il existe en Amérique, écrivait récemment M. Weulersse, un enseignement positif du patriotisme, ardent, exalté, tout nourri des passions de l’actualité. » Une sorte de philosophie nationaliste de l’histoire, dont l’Allemagne a trouvé les élémens dans les travaux du comte de Gobineau[1], conquiert peu à peu l’opinion américaine et ménage à l’orgueil anglo-saxon l’illusion de s’appuyer sur une base scientifique. Voilà l’esprit qui, depuis la guerre cubaine, pénètre et s’épanouit dans les écoles primaires des Etats-Unis. Parmi cette démocratie qui captiva si longtemps les regards des pacifistes, on voit, à l’école, les fillettes de huit ans tracer au tableau noir, imperturbables, le croquis des grandes batailles de la guerre d’indépendance. Et l’autre guerre, l’œuvre de conquête, n’a pas moins de prestige, pour l’enseignement scolaire, que la guerre d’émancipation : l’amiral Dewey, vainqueur de l’Espagne, a son portrait dans les « jardins d’enfans, » à côté de Washington ; et sous ce portrait on lit : « Notre second

  1. Avec quelle pénétration les arcanes de cette philosophie ont été explorés par M. Ernest Seillière, c’est de quoi les lecteurs de la Revue se souviennent, et c’est ce dont témoigne, surtout, l’étude si neuve et si profonde qu’il a publiée à la librairie Plon sous le titre : La Philosophie de l’impérialisme.