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chrétiens aient voulu voir souffrir et mourir leur Dieu ? Pourquoi, au cours du XVe siècle, le drame de la Passion s’allonge-t-il sans cesse, devient-il toujours plus terrible, toujours plus atroce ? L’art et le théâtre du XVe siècle ont évidemment leur origine dans le même sentiment.

Or, quand on étudie avec attention la littérature religieuse du moyen âge, on y remarque, dès la fin du XIIIe siècle, d’étonnantes nouveautés. La sensibilité, jusque-là contenue, s’y exalte. La surprise est grande pour celui qui a vécu dans la familiarité des sévères docteurs du XIe et du XIIe siècles, qui transposent toutes les réalités en symboles, qui se meuvent dans le pur éther de la pensée. Seul, saint Bernard, dans quelques sermons, pouvait nous laisser pressentir ces élans, ces sanglots, ces cris de la sensibilité blessée. Désormais les penseurs les plus austères, un Gerson, par exemple, sortiront brusquement de l’abstraction, pour peindre Jésus souffrant, pour pleurer sur ses plaies, pour compter les gouttes de son sang. Une tendresse inconnue détend les âmes. On dirait que la chrétienté tout entière reçoit le don des larmes.

Qui a ouvert cette source vive ? Qui a frappé ainsi l’Église au cœur ? Ce problème, un des plus intéressans qu’offre l’histoire du christianisme, n’a jamais été résolu ; disons toute la vérité, il n’a même jamais été nettement posé. Il semble que les historiens n’aient pas remarqué ce débordement de la sensibilité. C’est, assurément, faute d’avoir étudié la pensée chrétienne dans l’art chrétien qui en exprime si finement les moindres nuances.

Je crois que, si l’on veut remonter à la source d’où tant de pitié a coulé sur le monde, il faut aller tout droit à Assise. On oublie trop que saint François est comme le second fondateur du christianisme. Machiavel n’avait pas tout à fait tort d’écrire : « Le christianisme se mourait, saint François l’a ressuscité. » Saint François a l’air de découvrir le christianisme. Ce qui pour les autres est une formule morte est pour lui la vie même. En présence d’un Christ peint sur une croix, il eut la révélation de la Passion, et, dès lors, il en souffrit si profondément qu’il finit par en porter les marques. Ce miracle de l’amour étonna l’Europe, et fit naître des formes toutes nouvelles de la sensibilité. Ses moines mendians, qui bientôt couvrent toute la chrétienté, répandent son esprit. Saint François eut des imitateurs. Il y a