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de tant de nationalités diverses ; quelle conscience, quelle rigueur de volonté pour résister à son propre entraînement ! Or, s’il avait été soigneusement instruit, il avait été peu et mal élevé ; sa jeunesse s’était passée dans la solitude ; il ignorait le monde, les affaires, la vie de cour ; l’oppression d’un souvenir malheureux pesait sur lui ; grâce à son développement littéraire et philosophique, il avait eu la consolation des rêves indéfinis, mais la réalité ne lui inspirait que rancune et qu’instinctive défiance ; les illusions qu’il avait données en Gaule étaient venues de ce qu’il s’y trouvait dans une situation simple et en face d’une besogne bien délimitée. Ce fut dans ces conditions que le gouvernement de la république universelle lui tomba dans la main. Il n’y vit que ce qu’il y devait voir, un moyen de réalisation pour les idées qui le dominaient, et il y commit à la vérité toutes les fautes qu’il pouvait commettre.

A le considérer ainsi de près, la colère s’apaise, et aussi tombe le sentiment de romantisme exalté qu’il a inspiré quelquefois. Une sorte de pitié attendrie naît pour cet homme qui fut en grande partie un homme de bien, et qui individuellement, dans son caractère de concentration pour ainsi dire, fut presque irréprochable. Sa mort, lorsqu’il fut frappé dans un combat d’arrière-garde, est admirable ; il dépouilla ses haines, il expliqua son gouvernement, il loua les dieux, il pleura la mort d’un ami ; il mourut comme il discourait encore avec Maxime et Priscus sur la sublimité de l’âme. Enfin, il suivit parfaitement l’enseignement donné par Marc-Aurèle, son maître et son modèle. « Va-t’en d’une âme sereine, celui qui te congédie est serein. » En présence d’une telle foi, d’une telle sincérité dans le sacrifice, il faut bien s’incliner. Personne ne s’est trompé devant l’histoire comme ce grand faiseur de prestiges, ce chercheur d’haruspices, cet évocateur d’oracles ; l’avenir lui a répondu par une dérision, quelquefois par la calomnie ; la gloire qu’il aimait tant, en véritable ancien qu’il était, a failli à son souvenir ; mais il eut le culte des idées, le mépris de la jouissance ; et pour cela, pour ce qu’il garda de noble au milieu des erreurs de sa crédulité et de son fanatisme, pour ce qu’il y eut de rare dans sa qualité morale, il mérite au moins une part de notre respect.


LOUIS DU SOMMERARD.