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failli tout perdre, et la bienveillance des dieux nous a sauvés tous. »

Dans l’espace de quelques mois, rien qu’en proclamant cette préférence, et en manifestant la prétention de la faire triompher, il établit la terreur religieuse dans tout l’Orient : « Persécuteur des chrétiens, mais non pas jusqu’au sang, » ainsi que l’a dit l’historien Eutrope, il attentait à la dignité des âmes par des sollicitations et des marchandages, il s’efforçait de paralyser l’essor des esprits, d’imposer silence aux voix, d’abattre les ambitions, de refouler dans un néant pire que la mort une religion toute âme et tout prosélytisme. A l’énergie du cri de délivrance et de l’imprécation vengeresse après sa mort, on devine la lourdeur de l’angoisse, et les craintes qu’avaient excitées les menaçans débuts de cet empereur de trente ans destiné peut-être à un long règne.

Lorsque Julien supprimait ainsi d’un trait de plume la liberté de l’enseignement, il avait passé en Asie afin de préparer son expédition contre les Perses. Un surcroît de gloire était nécessaire à l’accomplissement de ses desseins ; avec quelle autorité il proclamerait du haut de ses triomphes guerriers, lorsqu’il serait Alexandre et Marc-Aurèle à la fois, l’excellence de la religion hellénique et de la philosophie néo-platonicienne ! Après un voyage à travers la Syrie, il arriva à Antioche, et s’y fixa quelque temps. Avec la constance et la force d’âme auxquelles il s’était habitué pendant les cinq ou six années laborieuses qui venaient de s’écouler pour lui, il s’appliqua à y cultiver la philosophie tout en équipant son armée. Il vivait au milieu de quelques amis de choix, parmi lesquels Libanius depuis si longtemps son correspondant et son maître, et qu’il lui était enfin donné de voir, Maxime d’Ephèse, le philosophe athénien Priscus, le sophiste Himère, d’autres encore. Ils étaient huit en tout, isolés au milieu de la grande ville presque exclusivement chrétienne, sans intérêt commun avec elle, méprisant sa religion et dédaignant ses plaisirs. Les habitans d’Antioche aimaient les jeux, les courses, les spectacles, la bonne chère ; la vie était pour eux une fête continuelle. L’austère compagnie de Julien ne connaissait d’autres fêtes que ce que Libanius appelle « les festins de la raison : » « Nous sommes ici sept étrangers auxquels il faut joindre un de vos compatriotes cher à Mercure et à moi-même, habile artisan de paroles, » écrit Julien dans le Misopogon. Cette appellation bizarre d’étranger que se donne un empereur romain,