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défilés des montagnes entre le Rhodope et l’Hémus, et établi ses quartiers d’hiver dans la ville de Naisse ? Le hasard se chargea de répondre à la terrible énigme qui tenait le nouvel Auguste éveillé toutes les nuits, ou lui donnait des songes coupés de cauchemars. Constance fut enlevé sur la route du retour par une fièvre subite. La fortune avait décidé, mais la gloire restait incertaine : « Servi par un concours inouï de circonstances qui le fit triompher sans combattre, Julien laissa derrière lui la trace lumineuse d’un grand général et d’un héros ; vaincu, l’histoire n’eût vu en lui qu’un aventurier. »

Il entra sans difficulté en possession de l’héritage de Constance. Dans un temps où la lutte contre les Barbares était une nécessité continuelle, ses qualités d’homme de guerre faisaient de lui, en dehors du droit qu’il tenait de sa naissance, une sorte d’élu de l’opinion. L’armée d’Orient lui envoya aussitôt sa soumission, et, sortant triomphalement de l’Illyrie, il arriva en quelques jours à Constantinople par la longue voie romaine qui parcourait la Thrace en ligne droite. Il était empereur désormais : « Quelle triste place pour une pareille âme, » disait Taine en parlant de Marc-Aurèle. Quelle place dangereuse, dirons-nous ici, pour cette âme ulcérée et pour cet esprit hasardeux !

Les constans succès de Julien en Gaule avaient été dus à des causes complexes. Au milieu des nécessités de la défense patriotique, et dans ce pays à la fois romain et celtique qui lui était doublement étranger, il avait dû renfermer en lui-même, comme il avait toujours fait du reste, ses idées et ses croyances. Il était subalterne alors, et, quoique César, sentait sa situation menacée ; l’orgueil, la crainte, lui servaient à la fois de stimulant et de modérateur ; il avait donc fait résolument son devoir, se mettant de côté lui-même, et sacrifiant ses goûts. Mais à partir du jour où il fut Auguste, ce fut pour lui la libération complète, et, avec la possibilité de se manifester, celle de faire triompher ses préférences. Il rentrait dans son milieu, se retrouvait sur son terrain, en pleine civilisation hellénique, là seulement où la conquête morale pouvait lui sembler utile et glorieuse. Son action se précipite, il donne de tous les côtés à la fois ; le travail du jour se double pour lui de celui de la nuit ; il gouverne, il légifère, il écrit surtout, comme s’il avait hâte de réaliser complètement en face de lui-même les théories politiques, philosophiques et religieuses qu’il était maintenant le