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t’ai guère écrit que pour gémir. Eh bien ! tu ne sais pas encore ce que j’ai souffert avant d’arriver à l’état déplorable où je suis. Mes souvenirs même, mes souvenirs de voyage, ne me font plus battre le cœur, et je les laisse dormir en paix, en attendant que je puisse enfin trouver à qui les raconter.


La crise est terminée. Eugène Fromentin n’en connaîtra plus d’aussi cruelle. Son talent de peintre va être consacré officiellement, même aux yeux prévenus de son père, par la deuxième médaille que lui vaudra sa belle exposition de 1849. Il marchera dorénavant de succès en succès, si rapidement que sa modestie en demeurera quelque temps confondue. Tandis que, donnant libre cours à son imagination encombrée de l’Orient, il peint avec une ardeur dévorante, il laisse déposer au fond de sa mémoire ces visions du pays du soleil qu’il fixera, en 1856, dans les pages merveilleuses d’Un été dans le Sahara.

Désormais établi à Paris sans esprit de retour, loin de la province natale qu’il aime à revoir, mais où il ne peut plus vivre, Fromentin s’est créé un second foyer dans sa famille adoptive, chez Armand Du Mesnil dont la mère est un peu la sienne. Entre ces deux êtres chers vient s’asseoir une toute jeune fille, Mlle Cavellet de Beaumont, nièce d’Armand, à laquelle Eugène s’attache par une lente et progressive affection, et dont, en 1852, il fera sa femme.

A trente-deux ans, la jeunesse des confidences et des alanguissantes rêveries est close à jamais pour l’artiste. Volontairement il refusera de tourner la tête vers ces jours de sentimens ardens et de troublante analyse. « Les regrets amers, anciens ou nouveaux, dont mon passé est rempli, écrivait-il déjà, en 1848, au sujet de la mort d’Emile Beltrémieux, me sont un aiguillon, non un dissolvant. » Mais sa vie intérieure continue, malgré qu’il en ait, et dans les profondeurs de son âme aimante, où rien ne meurt, son exquise sensibilité élabore peu à peu le souvenir mélancolique et doux qu’illustrera plus tard Dominique.


JACQUES-ANDRE MERYS.