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colère, au point où j’en suis, sans de justes et sanglans reproches. Cette incurie de mon avenir, cette tendresse aveugle qui sacrifie tout au plaisir égoïste de me posséder, cet oubli incroyable de nos destinées, de mes besoins, de mes devoirs et des leurs, m’exaspère après m’avoir affligé.

Je déclare que mon père et ma mère sont coupables ; le dire serait me donner à leurs yeux d’irréparables torts. Je me tais encore, mais si j’éclate, il y aura un malheur dans la famille. Comprenez bien que c’est l’acte d’accusation de la vieillesse ; que c’est dire : « Vous êtes au déclin de la vie quand moi je ne suis pas encore au sommet ; ainsi nous ne suivons plus la même route, vous tournez le dos à la vie, où je dois entrer. » C’est horrible, le cœur me saigne. Le mal ne vient pas d’eux, et pourtant il existe ; un mot de moi pourrait faire à ces deux cœurs, qui me chérissent après tout, de terribles blessures. Je le contiens.

Que faire ? — C’est intolérable ; le temps se passe. — Je crois que je suis perdu ; quelque hypothèse que je fasse, je n’y vois qu’obstacles, ou impossibilité, inaptitude, impuissance, avortement, — une dépendance matérielle qui resserre les liens. Je ne puis dire : « Je veux, je fais, je vais ; » il faut dire : « Voulez-vous que ? » Tout se réduit à des avances d’argent ; et mon père réduit tout à un calcul. Ma vie est manquée. Tu ne saurais croire à quel point je suis amoindri, je me fais pitié à moi-même.

Je ne puis me confier à personne, personne ici, — excepté deux femmes, — n’est capable de me donner un conseil éclairé ; personne ne me connaît, personne ne me juge. Je me mettrais à découvert devant eux qu’ils ne me comprendraient pas davantage. Il y a entre nous la différence de la nuit au jour, de la vie à la mort. Cette sourde, cette croissante irritation m’aigrit sur les choses les plus insignifiantes. Il n’est pas une idée, pas un fait si simple où je ne sente un désaccord de plus. Et je passerai pour un mauvais fils.

La province est horrible. Que Dieu t’en préserve !

Je finirai par prendre en horreur cette maison de famille, où dans des momens plus heureux j’ai déposé de chers souvenirs… »


Hésitations de ses parens qui ne savent pas plus que lui quel parti prendre, « dépendance absolue par le fait d’argent, » difficulté de vendre sa peinture, angoisse de se demander s’il est, de