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Cette idée hante Eugène Fromentin dans ses heures de sombre abattement. Il y revient longuement au cours d’une lettre à du Mesnil. Dans ce coin de l’Aunis, ils pourraient, à deux ou à trois, réaliser en petit des projets littéraires et artistiques qui ont échoué sur un plus grand théâtre. Ce serait un refuge : « Vous verriez combien la vie modérée de l’intelligence et du cœur est douce en province… » Eugène hésite à repartir pour Paris ; il va rester peut-être, lorsqu’Emile le décide à vaincre son découragement, et le voici en route à la fin de décembre, navré de l’abîme qu’il sent s’élargir entre son père et lui et de la désolation de sa pauvre mère que briserait une séparation indéfinie.

Rentré à l’atelier de Cabat, Fromentin se reprend à travailler avec ardeur. « J’ai refoulé dans le fond de mon cœur et de mon cerveau, écrit-il à sa mère, les amertumes et les angoisses qui m’ont assailli si fort dans les derniers mois… Que le souvenir des peines passées nous enseigne sans nous accabler ! » — Il a, d’ailleurs, plus que jamais l’horreur de la solitude morale : « Chaque fois que je reçois une de tes lettres, ma mère chérie, je sens se rouvrir en moi une veine de tendresse et de reconnaissance plus vive et plus abondante. » Et il ajoute, après une allusion à la morte qu’il a aimée : « Le cœur a si grand besoin d’affections qui le remplissent que lorsqu’il s’y fait un vide, tous les autres sentimens s’agrandissent jusqu’à ce qu’ils aient envahi la place vacante. Il n’en est pas encore ainsi pour celui dont je parle… »


Cabat ayant brusquement quitté Paris pour s’enfermer dans un monastère en avril 1845, Eugène va dorénavant travailler seul ; il sent sa personnalité s’affirmer, il la cultivera sans direction, en face des vieux maîtres et de la nature.

Dans la joie de la vocation suivie et de la création qui prend forme, l’apaisement des douleurs passées se fait peu à peu, la confiance en l’avenir grandit chaque jour, non sans retours offensifs du doute et de l’abattement, comme il arrive aux vrais artistes.

Le printemps venu (1845), Eugène s’est installé chez Albert Aubert, à Bue près Versailles. Il y peint des arbres. Le renouveau rallume en lui la fièvre de produire, en même temps que passent sur son cœur des bouffées de tendresse. Il s’en ouvre à