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Jeudi. — Non, mon bon ami, non le temps des rêves n’est pas encore passé, non, je n’ai pas encore pris la robe virile, et je ne la prendrai peut-être pas de longtemps. Non, ces choses ensevelies dont je vous parlais dans ma dernière lettre m’enlacent encore par d’indissolubles embrassemens. J’en atteste ces lieux que je vais quitter, cette petite chambre où je vous écris, ce jardin plein d’herbes luisantes que ranime encore le pâle soleil et les tiédeurs des derniers beaux jours, cette mer stagnante qui murmure là-bas, et ces rouges-gorges attardés dans nos climats dont le chant me reporte aux anciens jours. Je suis encore celui qu’ils ont connu, je n’ai point cessé de leur appartenir et de me nourrir de leur impalpable substance. J’aurai beau faire, les joies s’effacent, les douleurs restent ; les roses s’effeuillent, les arbres joyeux se dépouillent ; il y en a qui demeurent toujours verts.

« En recueillant mes impressions et mes idées, les émanations de mon âme, il me semble que je multiplie chacune d’elles par toutes les autres et que je réunis les élémens de ma vie future même au-delà de ce monde… »

C’est admirablement juste, mon ami, je devrais faire comme vous et ma vie ne se disperserait pas à tous les vents… »


Quelques jours après, 28 novembre, Eugène écrit à Bataillard qu’il a enfin entamé avec son père les grandes explications. L’entretien a été calme, amical et franc. Le jeune homme a reconnu qu’il lui fallait une situation honorable et indépendante qui le mît au-dessus du besoin, mais déclaré son « éloignement natif des intérêts positifs de la vie. » Parmi les carrières juridiques, s’il est contraint d’en choisir une, il n’acceptera que les professions d’avocat ou de juge, la première parce qu’elle satisferait en quelque mesure aux besoins de son imagination, la seconde parce qu’elle lui laisserait des loisirs. Il est donc convenu que, renonçant au doctorat, il partagera son temps entre la peinture et les conférences du stage. Au bout de l’année, on avisera. Eugène se dit, en manière de conclusion, que s’il ne reste plus à ce moment aucune chance de salut pour lui, il sera toujours temps de revenir se fixer au barreau de La Rochelle. « Car si je ne suis pas peintre, je renonce à Paris, à ses pompes et à ses œuvres, je m’ensevelis vivant : je ne connais point de tombeau plus commode et plus souterrain que La Rochelle ! »