Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/605

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pareil à celui-là. Chez des êtres comme nous qui péchons par continuelle dépossession de nous-mêmes, cet état, quand il arrive, nous transforme, et s’il durait, il pourrait nous mener où, sans lui, nous n’irons peut-être jamais.

Je ne sais si vous me comprendrez d’abord, et si vous devinerez ensuite que, tout en étudiant mon propre individu, j’ai cependant tâché d’exposer d’une façon générale ce qui me paraît s’être plus ou moins passé en nous. Tout cela rentre d’ailleurs un peu dans ce que je voulais vous dire l’autre soir, et se réduit à prêcher l’occupation du cœur et à soutenir l’efficacité des passions sincères.

Il fut un temps où j’aimais à veiller et où je le faisais souvent mal à propos, toujours sans fatigue. Mais aujourd’hui mes idées, en s’éveillant un peu moins tard, s’endorment aussi beaucoup plus tôt ; aussi je vais vous quitter. Je comptais vous consacrer entièrement la dernière veillée que je passe à Saint-Maurice. Je me souvenais d’en avoir employé de pareilles à des lettres intimes aussi, mais plus ardentes, en des temps plus heureux, et je voulais fêter dignement l’anniversaire. C’est toujours d’ailleurs une époque solennelle pour moi que celle où je quitte Saint-Maurice : elle était telle autrefois, combien plus aujourd’hui ! Et puis, je voulais vous parler encore de mon jardin tout nu, des couchans humides, des escaliers déjà moussus et des frênes enveloppés de lierres. Je voulais vous dire comme le temps est morne et calme après tant de tourmentes, comme on entend de loin tomber les feuilles dans les allées et crier les laboureurs dans les champs, comme ces brumes roussâtres qui s’élèvent des remparts de la ville, ces cloches du soir qui viennent des églises, apportées par les premiers vents d’hiver, ces voiles rouges sur la mer ardoisée, ce mince croissant de la lune dans le ciel clair presque dépeuplé d’étoiles ; moins encore, cette vieille odeur de vendange gardée par les cours de fermes, cette paille de la moisson dernière convertie maintenant en litière pour le bétail, et ces sillons déjà gonflés où germent les moissons prochaines, — comme tout cela, mon ami, malgré mon endurcissement prétendu, et ma maturité si vantée, me jette en d’inexprimables confusions ! Tout ce qui me ravit me fait souffrir, toute chose belle me provoque, toute sensation profonde réveille mon désir : j’ai manqué d’être poète, si j’étais peintre !

Adieu, mon bon Paul, à demain.