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gens étrangers et dissemblables, l’empire trop absolu de certaines études, le relâchement des principes, le désordre des habitudes, l’oubli des choses passées, l’insouciance pour les choses à venir, etc.

Cette possession qui nous rend immédiatement maître de toutes nos forces acquises, je ne connais point d’événemens plus propre à nous la rendre quand nous l’avons momentanément aliénée qu’un coup violent frappé sur l’enveloppe endurcie du cœur. C’est le rocher de Moïse. Une passion vraie, quoique superficielle en apparence, quand elle date de loin, a par cela même des racines profondes et des liaisons insaisissables avec tous les faits survenus depuis son origine. Elle touche à tout, tient à tout, ne souffre aucune atteinte qui n’atteigne aussi tout le reste ; elle est le lien de nos souvenirs, elle embrasse, résume et reproduit, dans ses proportions variables, toute notre existence contemporaine. Elle en est la formule, la trame, imperceptible souvent, mais réelle.

L’événement qui la détermine, celui qui la déclare, celui qui la conclut (quel qu’il soit, prospère ou fatal), en nous concentrant tout entiers sur un point, en y attachant tout : passé, présent, avenir, nous donne pour un instant la plénitude, la possession et la jouissance de nous-mêmes. Je ne parle pas des mille événemens intermédiaires qui servent d’anneaux. Dans ces momens-là qui sont les points d’intersection de tant d’idées, de sentimens et de choses, et qui forment les lieux culminants de la vie, on domine, on possède, on gouverne en quelque sorte d’un bout à l’autre toute sa destinée. Les souvenirs sont d’une lucidité merveilleuse ; ils s’enchaînent, se développent, se multiplient ou se résument avec un ordre parfait. Les endroits obscurs de la vie s’éclairent, les mystères du cœur se découvrent, tant il fait grand jour, au dedans de nous-mêmes. L’épreuve temporaire étant consommée, l’expérience est riche de tout le trésor des peines ou des joies amassées ; enfin, les perspectives indéfinies du temps s’entrouvrant du même coup, les déterminations sont prises, l’inconnu lui-même se révèle et se laisse entrevoir ; les jugemens sur le passé sont rigoureux, les prévisions presque infaillibles.

Voilà, mon ami, ce que j’appelle s’appartenir. Quand on dispose ainsi de soi, on a toute sa valeur ; si minime qu’elle soit, elle vous grandit démesurément ; de plus, on est contemporain de toutes les époques de sa vie, — on est dans la plus haute acception du mot. Pour ma part, je ne connais pas de bonheur