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Après sa nomination de chef du pouvoir exécutif de la République française par l’Assemblée nationale, le 17 février 1871, M. Thiers se rendit de Bordeaux à Versailles pour régler avec M. de Bismarck les bases de la paix. La première entrevue des négociateurs[1] eut lieu le 21 février. Le chancelier y fit connaître les conditions imposées à la France : cession de l’Alsace entière, de Metz et de la Lorraine de langue allemande, et payement d’une indemnité de six milliards de francs.

Le lendemain, M. Thiers insista vainement pour que Metz restât à la France. Le 23, il obtint que l’indemnité de guerre serait abaissée à cinq milliards. Le même jour, fut abordée la question de la délimitation de la frontière de l’Est et de la cession de Belfort. Les Notes et Souvenirs de M. Thiers contiennent le récit suivant, éloquent dans sa simplicité, de la scène qui se passa alors entre M. de Bismarck et lui ; c’est une page d’histoire qui ne se commente ni ne se résume, et que tous les Français devraient graver dans leur mémoire :

…. « C’est alors que j’ai commencé, au sujet de Belfort, une lutte dont je me souviendrai toute ma vie.

« Belfort, c’est la frontière de l’Est ; en effet, si les troupes prussiennes peuvent venir par Verdun et Metz, les troupes de l’Allemagne du Sud viendront toujours par Belfort, surtout si la neutralité de la Suisse est violée. J’ai donc parlé de Belfort.

« M. de Bismarck m’a dit, tout de suite, que cette place était en Alsace, et qu’il était décidé que l’Alsace entière devait passer à l’Allemagne. Pendant deux heures, tantôt menaçant, tantôt priant, j’ai déclaré que jamais je ne céderais Belfort.

« — Non, me suis-je écrié, jamais je ne céderai à la fois Belfort et Metz. Vous voulez ruiner la France dans ses finances, la ruiner dans ses frontières ! Eh bien, qu’on la prenne, qu’on l’administre, qu’on y perçoive les impôts ! Nous nous retirerons, et vous aurez à la gouverner, en présence de l’Europe, si elle le permet.

« J’étais désespéré. M. de Bismarck, me prenant les mains, me

  1. M. de Bismarck, M. Thiers et M. Jules Favre.