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souverainement persuasif selon nous, dépasse le contenu actuel de nos idées pratiques, de nos maximes sociales, de notre structure sociale.

On connaît la comparaison saisissante de Huxley : — L’homme joue aux échecs, sur l’échiquier de la Nature, avec un adversaire caché qui ne triche jamais, ne fait jamais de fautes et ne passe jamais la moindre faute ; la science consiste à apprendre les règles de ce jeu formidable, où sont engagés la vie, la fortune, le bonheur de chacun de nous et de tous ceux qui se rattachent à nous. — La comparaison est juste et belle, mais on peut la pousser plus loin. Si nous n’avions d’autres adversaires en ce jeu que la Nature, la pratique se confondrait entièrement avec la science et nous n’aurions jamais ni l’occasion de tricher, ni la possibilité de tricher, ni aucun intérêt à tricher. Mais, en fait, nous avons pour partenaires et rivaux, dans ce grand jeu, les autres hommes et l’humanité entière. Tous les enjeux de la partie ne pouvant appartenir à tous, il devient possible à chacun de tricher pour gagner certains biens, qui peuvent être la fortune ou la vie même. Le milieu social, le prétendu Grand Être d’Auguste Comte n’est pas si omnipotent, si omniprésent que l’homme ne puisse, sans être un « surhomme, » lui dérober certaines actions. Dans la partie qui se joue avec la société, l’individu peut toujours tricher sur bien des points et faire plus d’un gain illégitime, gros ou petit : le tout est d’être habile, de bien cacher son jeu et, s’il est possible, de surprendre celui des autres. Dans la sphère de la vie individuelle, la paresse, la volupté et maints autres vices sont autant de plaisirs gagnés. Par là, nous ne violons nullement les lois du jeu avec la Nature ; nous violons seulement les lois du jeu avec les autres hommes. Si l’enjeu n’en vaut pas la peine, nous risquons d’être pris en faute et chassés de la salle : nous avons mal calculé. Mais, dans les grandes circonstances, quand nous jouons le tout pour le tout, en quoi notre fraude est-elle contraire aux lois de la nature ? Elle est conforme à cette grande loi naturelle qui veut que tout être vivant tende à persévérer dans la vie. Il existe, il est vrai, une autre loi de nature qui veut que nous aimions nos semblables et la société entière ; il y a même, ajouterons-nous, une loi de nature qui veut que notre intelligence soit satisfaite par la considération du plus grand bien pour tous, non pas seulement pour nous. Le résultat final est donc un conflit entre