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une autre en ne l’adoptant pas. Si social que soit le « matériel » de la morale, il faut qu’il devienne personnel et individuel par l’intention de la volonté, qui, seule, peut s’y soumettre et, pour sa part, lui donner ou lui refuser la vraie existence de fait.

« Il ne faut pas dire, soutient M. Durkheim, qu’un acte froisse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. » Ce renversement de l’ordre habituel est le pendant un paradoxe psychologique de M. William James : « Nous ne pleurons pas parce que nous sommes tristes, mais nous sommes tristes parce que nous pleurons. » Nous avons changé tout cela. — Reste à savoir pourquoi un acte « froisse » la conscience commune, si la conscience de chacun n’y voit absolument rien qui soit incompatible et avec les conditions les plus essentielles de la société, et avec les conditions les plus essentielles de la personnalité, c’est-à-dire de l’humanité dans l’individu.


III

Nous pouvons maintenant répondre aux objections que les positivistes sociologues dirigent contre la morale théorique. « Construire ou déduire logiquement la morale, disent-ils, est une entreprise aussi hors de propos que si l’on s’avisait de construire ou de déduire logiquement la religion, le langage, le droit. En un mot, les morales sont des données. C’est un fait que, pour toutes les consciences moyennes de notre civilisation, par exemple, certaines manières d’agir apparaissent comme obligatoires, d’autres sont interdites, d’autres enfin sont comme indifférentes. Il n’y a pas lieu d’édicter, au nom d’une théorie, les règles de la morale pratique. Ces règles ont la même sorte de réalité que les autres faits sociaux, réalité qui ne se laisse pas, impunément méconnaître[1]. » On voit comment les sociologues induisent pêle-mêle de la religion, du langage, du droit à la morale, comme si tout était identique en ces diverses choses. Cette confusion n’est pas « scientifique. » — Une religion, disent-ils, est une donnée ; donc la morale est aussi une donnée. — Mais une religion positive se présente comme une révélation

  1. Lévy-Bruhl, la Morale et la science des mœurs, p. 99.