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pratique donnée, le christianisme l’a contredite. Le Sermon sur la Montagne constituait une doctrine nouvelle du devoir et des vertus, de la vie présente et de la vie à venir, des rapports de l’homme avec ses semblables, avec un principe suprême de la justice et surtout de la charité. On doit sans doute expliquer en partie la formation de cette doctrine nouvelle par les germes déjà existans chez les Esséniens, chez Hillel et d’autres ; il y a aussi des élémens qui venaient du progrès général des idées et des sentimens dans le milieu hébraïque. Il n’en est pas moins vrai que, sans le génie moral des chrétiens, les tendances nouvelles seraient restées diffuses et confuses. Elles furent réduites en système, complétées, portées à leur plus haut point de perfection interne et de fécondité expansive par le cerveau et le cœur d’une personnalité sublime, ainsi que par l’action de cette personnalité sur son entourage, puis, de proche en proche, sur un milieu plus vaste. M. Durkheim soutient qu’il n’y a pas de théories morales qui aient jamais produit des révolutions mentales analogues à celle qui est résultée de l’enseignement de Galilée, par exemple[1]. N’est-ce point faire encore trop bon marché des doctrines morales de Jésus et de ses disciples ? De même, réduire les idées morales de l’Evangile à de simples reflets de la pratique existante, c’est méconnaître cette loi historique que l’humanité avance par l’action des individus et des génies, non pas seulement par celle des masses. Si un Christ fut nécessaire à la fondation du christianisme, un Luther et un Calvin furent également nécessaires à la Réforme, quoique la Réforme fût alors un besoin généralement senti. De même, l’action des philosophes libres penseurs fut nécessaire à la Révolution française. Il y a eu dans l’histoire des inventions morales, comme il y a eu des inventions religieuses en fait de dogme et de culte, des inventions en fait d’art, en fait de science, etc. Et toutes ces inventions se sont formées dans des esprits individuels. Une sociologie exclusive a donc tort de méconnaître les individualités, les centres de puissance, les « ponctuations de puissance, » comme disait Nietzsche ; c’est là une doctrine unilatérale, qui sacrifie le côté intérieur, — le plus important, — au côté extérieur ; c’est une matérialisation de la moralité humaine qui n’offre aucune exactitude scientifique.

  1. Année sociologique, septième année, p. 381.