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d’elles : mais il l’a fait avec un goût si fin et une émotion si sincère que son livre, d’ailleurs fort bien écrit et d’un grand charme de style, est peut-être le seul qui nous permette de connaître exactement le rôle historique et la vraie valeur artistique du maître florentin. Pour la première fois, grâce à M. de Sélincourt, nous apercevons nettement la marche qu’a suivie Giotto, dans le développement ininterrompu de son art, depuis le Saint François d’Assise (vers 1290) jusqu’à celui de Florence (vers 1320) : un travail continu de simplification, de concentration, de subordination de la réalité extérieure au sentiment poétique. Nous voyons pourquoi ce prodigieux ouvrier, le plus habile et le plus savant de toute l’histoire des arts, a constamment dédaigné de perfectionner, au sens réaliste, la représentation du paysage, des architectures, de tous ces accessoires qui allaient ensuite devenir l’objet favori de l’étude des peintres florentins, pour n’employer tous ses soins qu’au perfectionnement de la signification expressive de la figure humaine. La différence essentielle que nous sentions vaguement entre l’idéal de Giotto et celui de ses successeurs, M. de Sélincourt nous l’explique par une abondante série d’exemples précis, nous aidant, par là, à mieux comprendre ce que le vieux maître a eu d’unique et d’inimitable. Voici, notamment, ce qu’il nous dit de son « réalisme : »


Giotto est communément appelé un « réaliste : » mais encore devons-nous bien définir le sens où ce titre peut lui être donné. Car il y a plusieurs espèces de réalistes. L’espèce la plus banale est celle de l’homme qui est lié à ses sensations, et ne croit qu’aux seules choses qu’il peut toucher ou sentir. Cependant il y a d’autres hommes qui croient que les pensées de l’esprit et les émotions du cœur, à la fois sous leurs formes les plus simples et les plus exaltées, sont réelles aussi, bien qu’on ne puisse pas les toucher. Et c’est à cette seconde classe d’hommes qu’appartient Giotto : l’intérêt qu’il porte à l’attitude ou au mouvement du corps dépend du degré où ils sont, capables d’exprimer l’état de l’esprit ou du cœur. Ainsi, lorsqu’il se trouve avoir à représenter un événement d’une importance universelle, comme la Nativité, il oublie toute la curiosité qu’il peut prendre, en d’autres temps, aux dimensions ou à la forme du corps humain, et, se demande simplement de quelle manière il pourra disposer ce corps pour lui faire signilier les qualités plus subtiles qui rendent unique et sacré l’événement qu’il veut peindre. De même encore lorsqu’il est appelé à traiter la Crucifixion. Duccio, son grand contemporain siennois, est considéré d’ordinaire, comme n’ayant rien d’un « réaliste : » et pourtant des critiques, récemment, ont mis sa Crucifixion de Sienne au-dessus de celle de Giotto à Padoue, en affirmant qu’elle donnait, du sujet traité, une représentation plus réelle. Or, dans la Crucifixion de Duccio, le Christ est entouré des deux voleurs, et sa figure ne se distingue absolument de celle de ses deux