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qu’il souhaiterait, ce n’en est pas moins à cette éducation qu’il doit d’atteindre, par instans, à une expression tout ensemble vivante et religieuse dont on aurait peine à trouver ailleurs un équivalent. Fra Angelico, Fra Bartolommeo : nous n’avons pas le droit de refuser complètement le don de poésie à une ville qui nous a légué ces deux peintres-poètes. Et Florence nous en a légué un troisième encore qui, dans son genre, dépasse en grandeur et en beauté poétiques tout ce qu’ont produit les autres écoles italiennes : ce vénérable Giotto, « père de la peinture, qui n’a enfanté la peinture que pour l’employer à la traduction de son rêve chrétien, pour en faire un nouvel et magnifique instrument d’expression mystique.


Encore faudrait-il savoir, tout d’abord, si Giotto a été véritablement le « père de la peinture. » Mérite-t-il l’éloge que lui a solennellement accordé Ange Politien, dans son inscription latine de la cathédrale de Florence, « d’avoir été celui par qui la peinture, morte, a ressuscité ? » Quatre siècles ont répondu affirmativement à cette question : mais, en fait, ce n’est pas chose impossible qu’ils se soient trompés. Que le puissant génie de Giotto ait exercé sur la peinture italienne une influence énorme, et dans l’Italie tout entière, cela nous parait être à jamais hors de doute : mais l’a-t-il créée, comme on l’a toujours cru, ou bien existait-elle déjà avant lui, et son rôle s’est-il borné à la développer ? A Florence, certainement, elle n’existait pas avant Giotto : en vain l’on y chercherait la trace d’un art intermédiaire entre le stylé tout archaïque de l’école qui porte le nom de Cimabue et le grand style, déjà tout moderne de l’école giottesque. Aussi comprend-on que Vasari, avec son habitude de tenir Florence pour le centre du monde, nous ait représenté la peinture nouvelle comme jaillie, toute constituée, du cerveau de Giotto. Quand nous comparons, au Louvre, la Vierge Glorieuse de l’école de Cimabue et le Saint François attribué à Giotto, — et peint, probablement, par un élève, dans l’atelier du maître[1], — un tel abime sépare les deux œuvres que nous avons aussitôt l’impression que Giotto a créé, de toutes pièces, la peinture moderne. Ou plutôt, non : nous avons l’impression que l’abîme est trop profond pour que le génie d’un seul homme ait suffi à le combler. Entre la Vierge Glorieuse et le Saint François, nous ne pouvons nous empêcher

  1. Les deux seules peintures qui puissent être raisonnablement attribuées à Giotto, hors de l’Italie, sont, à Munich, deux petits panneaux figurant la Cène et le Christ en Croix. Je m’étonne que M. de Sélincourt, dans son livre, n’en ait pas fait mention.