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La langue rude errant sur le mufle qui fume,
Pétrifiés dans la torpeur d’un rêve obscur,
Tant que le soir n’a pas transfiguré l’azur,
Ils ruminent, bavant leur éternelle écume.

Mais, quand le crépuscule est près de submerger
L’horizon dont l’éclat s’efface et diminue,
Tous anxieux soudain de la nuit survenue
Regardent avec crainte et flairent un danger.

Car sur leurs flancs velus et cuirassés de fiente,
Sur leurs cous que le joug séculaire chargea
Et dans leurs yeux hagards ils ont senti déjà
Descendre par degrés l’ombre terrifiante.


LA TERRE SACRÉE


Je contemple le soir avec des yeux rêveurs.
Dans la pourpre mourante où baignent des collines
Une oraison s’exhale en plaintes sibyllines,
Qui ressuscite en moi de très vieilles ferveurs.

Je découvre sans fin, mollement vallonnée,
La terre où tant d’aïeux ignorés sont gisans ;
Rude sol où, parmi de graves paysans,
Dans un fragile corps mon âme triste est née.

Une mélancolie éparse dans le soir
Submerge chaque cime, envahit chaque combe.
Je savoure le lent crépuscule qui tombe
Et velouté partout l’horizon déjà noir.

O générations pour jamais abolies,
Dont la cendre est mêlée au champ le plus obscur ;
Vous qui, jadis, ayant scruté le même azur,
Reposez, dans la même argile ensevelies ;

Ancêtres, tels que moi, là vous avez rêvé
Dans la simplicité de mœurs patriarcales,
Et nul voyage étrange aux lointaines escales
N’a requis votre songe à la glèbe rivé.