Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/328

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

belles rues du West End. Aussi facilement que s’il possédait la béquille d’Asmodée, X… (le narrateur n’a pas à nous donner son nom) passe des palais d’un quartier riche aux antres de la plus noire misère. Un prétendu voyage, une chasse imaginaire aux canards de la mer Caspienne, lui permettra de disparaître. Il se trouve ainsi en mesure d’écrire pour l’île lointaine qui l’honore de sa confiance un journal étrangement bariolé dont le récit le plus piquant est celui du spectacle féerique donné aux pauvres comme aux riches par le Jubilé de la Reine ; mais, ayant relu plus tard ces pages tracées aux heures d’abandon et de sincérité, il s’empresse de les déchirer en ne laissant que le tableau banal de fêtes inouïes où sont traînées à la suite d’un char de triomphe toutes les nations de la terre. A quoi bon nuire au respect superstitieux que les bons insulaires ont de la mère patrie ? A quoi bon leur dire toute la vérité ? Ils n’y croiraient pas. D’ailleurs, qu’est-ce que la vérité ? Cette question s’impose comme aux jours de Pilate.

Il expédie donc force journaux illustrés avec de prudens commentaires qui mettent en lumière l’énergie industrielle de l’Angleterre. Ce qu’il a vu des sacrifices humains, sur lesquels sont échafaudées les fortunes immenses d’une ploutocratie qui traite de haut maintenant la vieille aristocratie anglaise, il se gardera d’en souffler mot ainsi que de beaucoup d’autres choses ; mais son expérience lui profite ; grâce à elle, il peut se mettre à la place de gens auxquels il n’avait guère pensé jusque-là qu’en écartant ce qui de ces fugitives réflexions lui semblait trop désagréable. Volontairement il est entré dans la peau d’un petit employé de fabrique, teneur de livres en sous-ordre, qui gagne trois francs par jour et prétend vivre du fruit de son travail. Un homme de peine, attaché par intérim à la même fabrique, l’aide à trouver un logement dans la maison qu’il habite. C’est une des vieilles demeures du XVIIIe siècle que conserve encore John Street[1], au milieu de sordides bâtisses relativement récentes. Plus sale, plus décrépite encore que les autres, elle est assez vaste pour loger tout un monde. Le premier dégoût qu’il ait à surmonter est celui de boire une pinte de bière sur le comptoir avec l’individu qui lui à obligeamment procuré son gîte The Cove, comme on l’appelle, ce qui serait le Zigue en argot

  1. Il y a plusieurs John Streets à Londres. L’auteur a choisi ce nom afin de ne désigner aucune rue en particulier.