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d’abord parce qu’on y sent vibrer un appel à la justice et que la démocratie de l’avenir y apparaît sous un aspect vraiment religieux, — l’essentiel de la religion étant au-dessus de toutes les formes extérieures, dans l’amour, dans l’oubli de soi et la véritable fraternité, la fraternité active du Samaritain. M. Whiteing ne pourra vivre tranquille tant que les neuf dixièmes du genre humain, ce qu’on appelle en anglais par euphémisme the other half, seront privés, jusqu’à la famine, de tout ce qui vaut la peine de vivre, tandis que l’autre dixième a toutes les infirmités qui résultent de la pléthore et de l’excès. D’une main vigoureuse il secoue ceux qui s’endorment dans le bien-être et leur prouve qu’il dépend d’eux que se produise une renaissance morale.

« Quelque ennuyeux sermon alors, diront ceux qui n’admettent d’autre devoir pour l’écrivain que celui de procurer à ses lecteurs le frisson du beau, quitte à y mêler d’autres frissons d’un ordre beaucoup moins divin. — Ou bien peut-être une utopie dans le genre des visions de l’Américain Bellamy, cet économiste déguisé. »

Point du tout, mais une enquête vivement menée à laquelle le mot d’amusante pourrait s’appliquer, si elle n’était avant tout terrible. M. Whiteing cherche simplement à découvrir le secret des cruelles inconséquences qui, à tous les échelons de la société, composent la vie moderne. Il s’est peint lui-même dans le personnage de son invention qui, un jour, à Londres, sur les marches de la Bourse, contemple l’étonnant échiquier de richesse et de pauvreté, d’abjection et d’orgueil déroulé au-dessous de lui. L’épouvante qu’il en ressent le fait fuir à l’autre extrémité de la terre, mais, là encore, il retrouve la Grande-Bretagne, sur les plages de lointaines colonies où sévit une foi superstitieuse dans la grandeur de la métropole qui est censée leur envoyer, en outre du plus haut exemple moral, d’inappréciables secours sous forme de machines à coudre et de livres pieux. Chargé par le gouverneur de certaine île des mers du Sud d’écrire un rapport sur les mœurs et coutumes de l’Empire pour l’édification des sujets Tahitiens à demi de la reine Victoria, le héros de N° 5 John Street, jeune homme de très bonne famille, pourvu de trois superbes résidences dans trois comtés différens et de 250 000 francs de rentes, désire se rapprocher un peu des réalités qu’il doit peindre et va prendre gîte en conséquence, sous un nom supposé, au cœur d’un slum qui sépare deux des plus