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pas le méconnaître entièrement. Chez nous, la presse radicale et socialiste s’est montrée fort sévère pour la Constitution due à l’initiative impériale, et encore plus pour la proclamation qui l’accompagnait. Peu importe la proclamation. Elle n’est pas bien bonne en effet, parce qu’elle fait trop de réserves et contient trop de réticences. La phraséologie en est longue et traînante. Il faut un autre accent pour se faire entendre d’une nation qui souffre et qui attend un remède à ses maux. Mais l’impression d’un manifeste est l’affaire d’un jour ; la Constitution seule est durable. Après avoir qualifié celle-ci de détestable, nos journaux les plus avancés finissent par déclarer tout comme nous que les conséquences en seront d’une portée incalculable, et que le jour où elle a été promulguée par ukase impérial sera peut-être le plus important de l’histoire de la Russie. La parole, en effet, a été donnée pour la première fois à un pays auquel on l’avait toujours refusée, et c’est là un fait immense. Sans doute le corps électoral est trop étroit et devra plus tard être élargi. Le droit de vote repose sur le cens, ce qui en exclut la presque-totalité des paysans et des ouvriers : mais n’aurait-il pas été d’une souveraine imprudence d’introduire brusquement et en masse dans la vie publique des classes qui n’y sont en rien préparées et qui s’y seraient montrées, ou lourdement conservatrices et dociles, ou dangereusement anarchistes ? Les classes rurales en particulier sont plongées dans la plus épaisse ignorance : elles ne sortiraient aujourd’hui de la soumission complète, absolue, envers l’Empereur, que pour s’abandonner avec toute la violence de l’instinct déchaîné aux emportemens du socialisme agraire. D’ailleurs l’empire russe est si grand, les provinces qui le composent sont si différentes les unes des autres, et quelques-unes sont encore sous le poids de fatalités historiques si redoutables, qu’il était impossible d’appliquer partout la même règle, à moins d’en restreindre beaucoup les conditions. L’idée d’introduire purement et simplement le suffrage universel en Russie ne peut pas se présenter, au moment où nous sommes, à l’esprit d’un homme sensé. Il faut laisser à l’avenir ce qui lui appartient. La politique, au total, est l’art des préparations et des transitions, et un pays ne serait pas digne de la liberté s’il ne savait pas la conquérir peu à peu, en justifiant toujours sa prétention à ce qu’il en réclame par l’usage qu’il fait de ce qu’il en a déjà obtenu.

On se plaint encore que l’Empereur, en même temps qu’il a octroyé une constitution, ou un commencement de constitution à son peuple, ne lui ait pas donné avec largesse la liberté de la presse et le