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Au dedans, la situation de la Russie continue par malheur d’inspirer des préoccupations. Un peuple malheureux est toujours mécontent, et quand son malheur atteint certaines proportions, son mécontentement prend vite une allure passionnée. Il faut avouer, d’ailleurs, que la nation russe a de bonnes raisons de réclamer un changement radical dans un système politique qui a produit les résultats qu’on vient de voir. Si on juge de l’arbre par ses fruits, l’absolutisme doit être condamné. L’autocratie a pu être quelquefois, par hasard, provisoirement, une forme vigoureuse de gouvernement : c’est lorsqu’il y a eu un autocrate puissant par le génie et par la volonté. Mais ces rencontres sont clairsemées dans l’histoire, et ce n’est pas sur un homme, ni même sur une dynastie, qu’on peut faire uniquement reposer les destinées permanentes d’un pays. Il faut encore des institutions qui assurent à ce pays lui-même une participation au gouvernement de ses affaires, ou du moins à son contrôle, et cette participation a jusqu’ici totalement manqué à la Russie. Lorsque le souverain s’est appelé Pierre Ier ou Catherine II, la Russie a été grande parce que le maître l’était lui-même ; mais le caractère d’un homme, comme le disait Alexandre Ier à Mme de Staël, n’est jamais qu’un « accident heureux, » et rien à la longue ne supplée à des institutions où la liberté a sa place légitime à côté de l’autorité. L’empereur Nicolas il s’en est rendu compte. On peut lui reprocher d’avoir eu des hésitations, d’avoir procédé par des tâtonnemens en sens contraires, d’avoir avancé puis reculé, d’avoir quelquefois parlé dans un sens et agi dans un autre, enfin de n’avoir pas fait d’un seul coup tout ce qu’il convient de faire immédiatement ; mais nous ne sommes pas sûr que ceux qui le critiquent auraient mieux fait à sa place, et, dans la situation pénible où il se trouve, il faut lui savoir gré d’une bonne volonté qui, en somme, n’est pas restée sans effets. Il a donné à la Russie un commencement de constitution qu’il a lui-même qualifiée de perfectible. On ne s’en tiendra certainement pas là : on ne le pourrait pas quand même on le voudrait. Dans un temps peut-être prochain, il faudra marcher en avant ou revenir en arrière. Mais cela ne dépendra pas seulement de l’Empereur, bien qu’il continue de se proclamer autocrate : cela dépendra surtout de l’usage que la future « douma, » c’est-à-dire la future assemblée nationale, saura faire des pouvoirs qui lui ont été attribués.

Quoi qu’on en dise, ces pouvoirs sont considérables : le seraient-ils moins, que l’existence seule d’une assemblée délibérante élue est en Russie toute une révolution. La mauvaise foi elle-même ne peut