Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/239

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bonne affaire, sans parler du prestige moral qu’il en retire, et qui n’est pas d’un prix moins considérable au milieu de ce monde d’Extrême-Orient qui commence à se réveiller d’un long sommeil, avec des ambitions indéfinies et de redoutables appétits.

La situation de M. Witte a été difficile à Fortsmouth ; il s’en est tiré très habilement. Certains journaux l’ont accusé d’avoir trop parlé, de s’être trop abandonné au reportage, de n’avoir pas été un diplomate assez silencieux et mystérieux ; mais il n’a découvert aucun secret véritable et n’a rien dit, à aucun moment, qui fût de nature à compromettre le succès des négociations. Il a su y intéresser l’opinion. Sur cette terre d’Amérique où l’on ne s’embarrasse guère des traditions et des procédés de la vieille Europe, des allures très libres avaient plus d’avantages que d’inconvéniens. Ce qui a peut-être gêné M. Witte, — on l’a dit du moins, mais nous le répétons sous toutes réserves, et l’événement ne l’a pas confirmé, — c’est la différence des instructions avec lesquelles il est parti de Russie et de celles qu’il a trouvées en Amérique, en y arrivant. Les premières auraient été plus conciliantes que les secondes. Que s’était-il passé dans l’intervalle ? L’entrevue de Bjœrko, à laquelle l’imagination publique a une tendance à attribuer une influence excessive sur les événemens qui ont suivi. L’empereur Guillaume, toujours inquiet du péril jaune, aurait donné à l’empereur Nicolas des conseils belliqueux. Rien ne prouve qu’il en ait été ainsi : on ne peut faire que des suppositions sur les entretiens Bjœrko, et il serait à la fois puéril et dangereux d’en trop faire. La méthode des deux empereurs n’est peut-être pas meilleure que celle de M. Witte, mais elle est fort différente. C’est à minuit, au milieu des plus épaisses ténèbres, loin de tout et de tous, confinés dans un tête-à-tête sibyllin, qu’ils ont échangé quelques propos dont nul ne peut savoir s’ils ont eu une importance proportionnée à une mise en scène aussi soignée. Les choses ont continué de suivre leur cours normal jusqu’à l’heureux dénouement qui vient de se produire, et nous avons dit à quelles influences le bienfait et la surprise en sont dus.

Enfin, ce cauchemar de la guerre russo-japonaise cessera de peser sur le monde. La Russie, momentanément enlizée en Extrême-Orient, faisait défaut à l’équilibre de l’Europe, ce qui n’augmentait pas pour elle les garanties de tranquillité. Mais c’est la France, alliée de la Russie, que cette situation intéressait surtout, et quelle que soit la vivacité des sentimens que nous inspirait l’humanité souffrante et sanglante dans les plaines de Mandchourie, nous avions d’autres motifs encore de désirer la fin de la guerre. Elle est finie.