Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 29.djvu/185

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque temps pour s’habituer à entendre parler et chanter dans une même pièce. » — « On sent assez, déclare à son tour le président de Brosses, que cette bigarrure de chant et de déclamation ne serait pas supportable. » Elle a su pourtant, il faut le reconnaître, se faire non seulement supporter, mais chérir. Aussi bien il arrive à ceux-là mêmes qui réprouvent ce partage, de le reconnaître, un peu plus tard, ou un peu plus tôt, pour acceptable et naturel. Hegel, dans le passage que nous avons cité, n’excuse-t-il pas ainsi le genre qu’il vient à peine de condamner : « Communément on a coutume de dire que le chant, dans le drame, est en général peu naturel. Ce reproche est mal fondé… Il faut même justifier le petit opéra lorsqu’il introduit la musique là où les sentimens et les passions se meuvent avec vivacité et en général se montrent accessibles à la description musicale. » De son côté, le spirituel magistrat, qui ne craint pas plus de se contredire que le grand philosophe, avait écrit d’abord : « Il semble qu’il faudrait chanter ou parler selon la situation, ainsi que les Anglais écrivent en vers les endroits forts de leurs tragédies, et le remplissage en prose. » Enfin, pour justifier lui aussi la forme double de ses propres chefs-d’œuvre, Grétry ne manque pas non plus de trouver des raisons jusque dans la raison même. « Je sentais déjà qu’il est impossible de faire un récitatif intéressant lorsque le dialogue ne l’est point. Le poète a une exposition à faire, des scènes à filer, s’il veut établir ou développer un caractère. Que peut alors le récitatif ? Fatiguer par sa monotonie et nuire à la rapidité du dialogue… Laissons donc parler la scène[1]. »

Laissons-la parler et chanter tour à tour. On sait que les anciens ne lui défendaient pas cette vicissitude. Au contraire ils en goûtaient fort l’agrément et, dans le genre pathétique au moins, la puissance qu’elle a d’émouvoir. Aristote a très bien compris, nous dit M. Gevaert, « que la transition périodique du chant à la parole et de la parole au chant a la faculté de remuer la fibre tragique à cause de l’inégalité des perceptions sensorielles[2]. » On peut se demander pourquoi la même inégalité ne toucherait pas, dans le genre tempéré, des fibres moins profondes, mais sensibles également.

  1. Grétry, Essais.
  2. Voir dans le bel ouvrage de M. Gevaert : les Problèmes musicaux d’Aristote, les pages relatives à la « paracatalogé. »