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guère au nom ni à l’argent, et n’était occupée que de sa seule tendresse. Il convient de l’en croire lorsque, par la suite, évoquant la mémoire de Mora, elle prendra ses mânes à témoin qu’« aucun vil calcul d’intérêt » n’entacha la passion dont elle fut six ans consumée : « Qu’aurait-il pu penser de moi, dira-t-elle, s’il m’avait vue un moment ressembler à tant d’autres femmes ? Qui est-ce qui lui aurait alors garanti la pureté de mes sentimens ?… Soit que ma délicatesse m’attache à ma pauvreté, soit que, sentant ma vie s’éteindre, je n’aie point pensé à l’avenir, je proteste qu’il ne m’est pas échappé une seule fois le souhait de voir changer ma fortune[1]. »

Lorsque, le 7 août 1772, elle s’arracha, défaillante et baignée de larmes, des bras de son ami, lorsqu’elle vit le carrosse s’ébranler lourdement pour emporter Mora sur la route de Bagnères, il lui sembla réellement que son cœur s’échappait hors de sa poitrine : « J’ai réuni toutes mes forces en un seul point ; toute la nature est morte pour moi, excepté l’objet qui anime et remplit tous les momens de ma vie ! » Certes, celle qui écrit ces lignes passionnées est d’une sincérité entière ; mais qu’aurait-elle pensé d’elle-même, si elle avait pu soupçonner que, moins d’un an après le jour de ce cruel départ, elle pourrait avec vérité s’appliquer cette parole également tombée de sa plume : « Les plus grandes distances ne sont pas celles que la nature a marquées par des lieues. Le véritable éloignement, les séparations effroyables, c’est l’oubli de l’âme. Cela ressemble à la mort, et cela est pire, parce que cela est senti longtemps. »


SEGUR.

  1. Lettre de Mlle de Lespinasse, citée par Guibert dans l’Éloge d’Eliza.