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effort de la vie qu’il mène… » Le moyen qu’elle propose est le remède classique en pareil cas, un voyage dans un beau pays, la distraction forcée qu’amènent la vue de spectacles nouveaux, l’influence d’un autre milieu. Peut-être, à son insu, dans l’ardeur qu’elle apporte à réaliser ce projet, se glisse-t-il aussi le désir de se délivrer, pour un temps, d’une affection devenue importune, de pouvoir, sans témoin, donner libre cours à ses larmes. « Nous nous réunissons tous pour le conjurer de changer de lieu et de faire le voyage d’Italie. Il ne s’y refuse pas tout à fait, mais jamais il ne se déterminera à faire ce voyage seul, et moi-même je ne le voudrais pas. Il a besoin des secours et des soins de l’amitié, et il faut qu’il trouve tout cela dans un ami tel que vous[1]. » Suit un plan de conduite pour triompher d’une résistance prévue, sans que le malade se doutât que la pensée vînt de Julie ; mais, au bas de l’épître, on lit ce post-scriptum : « M. d’Alembert me surprend à vous écrire, et je viens de lui avouer de bonne foi que je vous proposais le voyage d’Italie. Il m’y paraît décidé. Partez de là, monsieur, pour prendre vos arrangemens avec lui… Venez, venez, ou du moins n’ayez pas une pensée, ni ne faites un mouvement qui ne soit relatif à cet objet ! »

D’Alembert persuadé, Condorcet disposé à ce qu’on demandait de lui, un obstacle restait, plus difficile à vaincre, le manque d’argent ; car la bourse du philosophe ne lui permettait pas le luxe d’un voyage. Il se souvint alors du royal protecteur dont naguère il avait dédaigné les offres ; mettant de côté tout orgueil, en termes presque supplians, il écrivit au grand Frédéric : « Ma santé, sire[2], dépérit de jour en jour. A l’impossibilité absolue où je suis de me livrer au plus léger travail, se joint une insomnie affreuse et une profonde mélancolie. Tous mes amis et mes médecins me conseillent le voyage d’Italie, comme l’unique remède à mon malheureux état ; mais mon peu de fortune, sire, m’interdit cette ressource, la seule cependant qui me reste pour ne pas périr d’une mort lente et cruelle… On m’assure que ce voyage, pour être fait avec quelque aisance, et surtout pour quelqu’un d’infirme et de malade, exige environ 2 000 écus. Je prends donc la liberté de les demander à Votre

  1. 27 juillet 1770. Lettres inédites publiées par Ch. Henry.
  2. Lettre du 3 août 1770. — Correspondance inédite de d’Alembert avec Cramer, etc.