dans sa douleur. Vainement, pour lui complaire, et sentant d’instinct l’inquiétude que lui causaient les nouvelles de Mora, d’Alembert courait-il lui-même chercher, les jours de poste, le paquet arrivé d’Espagne. Pour qu’elle eût son courrier quelques instans plus tôt, il se levait à l’aube, et dérangeait, lui l’exactitude même, l’heure habituelle de son premier repas[1]. « Il n’y a point de malheureux savoyard à Paris, dit Grimm dans sa Correspondance[2], qui fasse autant de courses, autant de commissions fatigantes, que le premier géomètre de l’Europe, le chef de la Société encyclopédique, le dictateur de nos académies, en faisait tous les matins pour le service de Mlle de Lespinasse. » Julie le remerciait de ces preuves de bonté, pour retomber bientôt dans sa rêverie distraite et dans sa froideur accablée. Sensible au fond, comme nous le connaissons, d’Alembert souffrait d’autant plus d’un tel changement d’humeur qu’il en comprenait mal la cause ; le chagrin minait sa santé, toujours fragile et délicate. Il en arrivait peu à peu à ne plus manger ni dormir ; le travail même, suprême consolateur, lui devenait presque impossible. Dans toutes ses lettres de ce temps, à Voltaire, au P. Paciaudi, à ses autres correspondans, il décrit ce fâcheux état, se peint comme faible, abattu, déprimé, le corps las, la tête vide, « à demi imbécile de découragement et de tristesse. » — « Je ne sais, s’écrie-t-il, quand cela se passera. Si je dois continuer à vivre ainsi, j’aimerais beaucoup mieux finir ! »
Cette détresse s’aggrava au point que, malgré ses propres souffrances, Julie s’en aperçut. Elle fut touchée de compassion, et sans doute aussi de remords. Consciente de sa propre impuissance, elle eut recours à Condorcet, par ces lignes où elle témoigne d’une tendre et vraie sollicitude[3] : « Venez à mon secours, monsieur ; j’implore tout à la fois votre amitié et votre vertu. Votre ami, M. d’Alembert, est dans l’état le plus alarmant. Il dépérit d’une manière effrayante ; il ne dort plus et ne mange que par raison. Mais ce qui est pis que tout encore, c’est qu’il est tombé dans la plus profonde mélancolie : son âme ne se nourrit que de tristesse et de douleur ; il n’a plus d’activité ni de volonté pour rien ; en un mot, il périt, si on ne le tire par un