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L’attitude de Julie, au cours de cette intimité, semble plus probante encore que cette affirmation. Elle, si craintive pour sa réputation, elle qui, lorsque Guibert régnera sur son cœur, poussera jusqu’à l’excès la précaution et le mystère, tremblante au moindre indice qui peut faire découvrir son douloureux secret, on la voit, au contraire, étaler au grand jour ses sentimens pour M. de Mora. C’est presque ouvertement, — et en « s’en faisant gloire, » comme dit Mme de la Ferté-Imbault, — que, dans ses causeries et ses lettres, elle en parle à ses confidens, à Suard, à Condorcet, à certaines femmes même de son entourage. Si bien que cette passion est l’entretien courant de tous ceux qui vivent auprès d’elle et que, sauf d’Alembert, pas un ne croit à la simple amitié.

Même aisance de propos et même simplicité d’allures à l’égard des parens du marquis de Mora. Elle les voit fréquemment, elle les reçoit sans gêne, que ce soit le comte de Fuentès, le duc de Villa-Hermosa, ou Luis Pignatelli. La seule personne de la famille qu’elle n’ait pas rencontrée est la duchesse de Villa-Hermosa. Ce n’est pas faute de l’avoir désiré : « Que je voudrais la connaître ! écrit-elle. Que je voudrais vivre auprès d’elle ! » Mais Mora s’y est opposé, redoutant, a-t-il expliqué, que l’exaltation de Julie n’avivât à l’excès la tendresse presque maladive que cette sœur, à l’âme passionnée, éprouvait pour son frère[1]. Hors cette unique exception, les rapports sont excellens entre Julie et les Fuentès. Lorsque Mora tombe malade à Paris, ses père et mère envoient régulièrement de ses nouvelles à son amie ; plus tard, lors de sa rechute à Madrid, c’est Villa-Hermosa, c’est le comte de Fuentès, qui la tiennent au courant, qui cherchent à la rassurer ; enfin, au lendemain de la mort, c’est d’Alembert que le père désolé suppliera d’écrire le portrait de ce fils sur la tête duquel reposaient toutes ses espérances, c’est Mlle de Lespinasse qu’il chargera d’obtenir cette faveur, en invoquant son affection pour celui qui n’est plus. Tout démontre, en un mot, que, comme les amis de Julie, les parens de Mora n’ont jamais éprouvé de doutes sur l’innocence des nœuds qui les liaient l’un à l’autre.

Mais il existe, à l’appui de ma thèse, des argumens plus significatifs encore : ce sont certains passages, jusqu’à ce jour

  1. Lettre du 9 octobre 1774. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.