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réplique-t-il d’un ton détaché. Je ne pensais devoir cette reconnaissance à aucune. Ne crois pas qu’auprès d’aucune d’elles ta présence me puisse être importune. » Tout au contraire, Julie, chaque fois qu’elle évoque le passé, a coutume de dater du premier séjour de Mora l’enivrement, la transformation de son âme : « Il y a huit ans que je me suis retirée du monde, écrit-elle le 9 octobre 1774[1]. Du moment que j’ai aimé, j’aurais eu du dégoût pour les succès. » En 1772, à l’heure de leur séparation dernière : « Six ans du plaisir et du bonheur du ciel[2] doivent faire trouver l’existence un assez grand bien pour en rendre grâces aux dieux, même au comble du malheur. » Faut-il conclure de là qu’elle aima, pour sa part, deux ans avant d’être payée de retour ? Ou, ce qui paraît plus probable, son ardente imagination, par un mirage rétrospectif, n’a-t-elle point décoré du grand nom de passion ce qui n’était encore qu’attrait vague et tendre souvenir ?

Quoi qu’il en soit, après qu’ils se furent retrouvés, la flamme jaillit avec une intensité dévorante. Leurs âmes se reconnurent et volèrent l’une vers l’autre ; dans la nature entière, rien n’exista pour eux qu’eux-mêmes ; tout ce qui les séparait disparut à leurs yeux ; ce fut à peine s’ils s’aperçurent de la grande différence des âges[3] : « Quand je lui parlais de la distance immense que la nature avait mise entre nous, j’affligeais son cœur, et bientôt il me persuadait que tout était égal entre nous, puisque je l’aimais… Il voyait mon âme, la passion qui la remplissait, et rejetait bien loin les jouissances de l’amour-propre. » Pour cet homme de vingt-quatre ans, dont tant de femmes plus jeunes et plus belles que Julie auraient pu tenter le désir, il sembla que l’amour de cette créature frémissante fût l’aurore d’une vie inconnue, la révélation d’un mystère. Tout ce qui l’occupait jadis, problèmes philosophiques, gloire littéraire, ambition politique, tout cessa de l’intéresser, pour laisser place au sentiment violent, exclusif, qui avait envahi son être. « Ah ! s’écriera Julie à ce souvenir, qui a jamais senti mieux que moi tout le prix de la vie ! Combien j’ai été aimée ! Une âme de feu, pleine d’énergie, qui avait tout jugé, tout apprécié, et qui, revenue et

  1. Lettre à Guibert. — Édition Asse.
  2. Ce passage et le précédent fixent comme on voit à l’année 1766 le début de la liaison avec le marquis de Mora.
  3. Mora avait alors vingt-quatre ans et Mlle de Lespinasse trente-six.