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cela n’a pas de remède, — dit-il[1], après avoir fait le tableau de sa situation morale, — et s’étendre sur de si douloureux sujets ne sert qu’à faire revivre la douleur. Je suis né malheureux, et je n’ai qu’à subir mon sort. Puissé-je avoir au moins cette consolation que les miens soient toujours heureux ; de leur bonheur dépendra tout le mien… Ami, reprend-il plus loin, je suis jeune, mais personne, si âgé qu’il soit, n’a subi de plus dures et plus nombreuses expériences du monde que moi. Je crois que je le connais, et je sais que je le méprise. » Le scepticisme et l’ironie se joignent à cette amertume : « Notre Jorge[2], écrit-il, n’oublie pas de s’amuser à Madrid. Il fait bien, car, en fin de compte, n’est-ce pas ce qui importe le plus en ce monde ? »

Que sa mauvaise santé fût l’effet ou la cause de cette mélancolie, il est sûr que, dès ce moment, elle inspirait des inquiétudes. Dans les lettres des siens, il est souvent question de sa physionomie défaite et de sa maigreur décharnée. Lui-même, un mois après son arrivée, dans un billet à Villa-Hermosa[3] : « Une heure après que tu fus sorti de chez moi, lui dit-il, je fus pris de vertiges, puis d’une forte fièvre qui me dura toute la nuit. J’en suis resté moulu, à demi mort. » Ces accidens, bientôt suivis d’hémorragies, se renouvellent dès lors avec une fréquence alarmante.

Entre l’état d’esprit qu’indiquent ces courts fragmens et la crise que traverse, en ce même temps, Julie de Lespinasse, l’analogie est saisissante. Même lassitude de tout, même dégoût de la vie, même sentiment de l’A quoi bon ? avec la volonté avouée de s’étourdir par le fracas du monde, et la secrète frayeur de n’y pas réussir. Lisons ces lignes qu’elle adresse à un ami dont le nom demeure inconnu[4] : « Quand j’étais jeune, je me livrais à esprit perdu à toute ma sensibilité. J’en ai pensé perdre la vie ; il m’en a coûté la santé. Je suis venue à une situation plus douce, à une disposition plus calme ; et j’ai vu que la vie pouvait n’être pas insupportable, qu’il fallait s’étourdir, s’amuser, si l’on pouvait, et ne s’attacher fortement à rien. Voilà, mon cher baron Je secret de ma vie, et voilà ce que vous appelez un cœur

  1. Lettres au duc de Villa-Hermosa.
  2. Don Jorge Azlor Aragon, frère cadet du duc de Villa-Hermosa.
  3. Lettre du 23 novembre 1767.
  4. Peut-être d’Holbach. Lettre du 3 janvier 1768. Papiers du président Hénault, passim.