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ception idéale supérieure à tout, aboutissent nécessairement, d’après lui, à l’internationalisme. La vérité, disent-ils, n’est-elle pas absolue ? Peut-on admettre qu’elle soit différente en deçà et au-delà des Pyrénées ? Aussi M. Clemenceau n’est-il pas éloigné de voir dans l’internationalisme de M. Jaurès une survivance inconsciente, sinon de la foi, au moins des procédés catholiques. Il n’y a qu’un malheur pour cette explication, c’est qu’elle est contredite par les faits depuis quelque deux mille ans. Où M. Clemenceau a-t-il vu que la religion catholique ait détruit, ou atténué, ou diminué l’idée de patrie ? L’idéal catholique s’accorde fort bien partout avec le respect des patries particulières. On le lui a même reproché quelquefois ; on a parlé avec ironie de ce Dieu des armées qui était également invoqué dans deux camps opposés. Mais prenons une pierre de touche qui, en ce moment surtout, peut servir à reconnaître ce qui en est : l’enseignement de l’Église a-t-il jamais eu pour conséquence, à l’école, de porter atteinte à l’idée nationale ? Non assurément, et nous voudrions pouvoir en dire autant de l’enseignement laïque, nous qui en sommes partisan. Mais comment le faire alors que de tous côtés on n’entend parler que de la « crise du patriotisme à l’école ? » Est-ce que cette crise n’existerait pas ? Est-ce que ceux qui la signalent et la dénoncent se sont trompés ? Qui le croira lorsque ce sont, par exemple, des hommes comme M. Goblet, radical incontestable et incontesté, mais patriote, et aux yeux de qui la patrie a conservé la plénitude de son sens ancien ? Elle est pour lui la patrie tout simplement. Si nous essayions, nous aussi, de la définir, nous dirions qu’elle est le résultat à travers les âges de l’effort accumulé de nombreuses générations d’hommes qui, ayant mis en commun leurs intérêts matériels et moraux, ont pris l’habitude de penser sur certaines choses et de sentir de même, de se défendre contre les mêmes périls, de partager les mêmes douleurs, les mêmes joies, les mêmes espérances, et ont enfin réalisé entre eux cette unité que les socialistes cherchent vainement où elle ne peut pas être, mais qui a été là, et là seulement, depuis l’origine de l’humanité. Aucun lien n’est plus puissant entre les hommes. L’amour de la patrie est, après celui de la famille, le sentiment qui nous est le plus naturel, si naturel que, lorsque nous en parlons, nous craignons de l’enfermer nous-même dans une formule trop étroite. Mais n’est-ce pas un signe des temps, et l’un des plus extraordinaires, qu’il faille aujourd’hui disserter à perte de vue sur l’idée de patrie, et que tant de gens d’esprit se demandent ce qu’elle est, ce qu’elle doit être, où elle commence, où elle unit, de quels élémens elle s’est composée