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plus que je n’ai fait, autrefois, pour te forcer à finir tes études : mais, pour notre malheur, je me suis trop laissé prendre à tes souhaits, à tes belles idées et à tes beaux espoirs. Et nous voyons maintenant combien nous nous sommes trompés, l’un et l’autre. Jamais je n’aurais supposé que cela pût durer si longtemps, de trouver une bonne place !


Enfin, le 5 octobre 1831, un soupir de soulagement s’exhale de son cœur. « Ta dernière lettre, mon cher et excellent Eckermann, m’a causé une bien grande joie. J’ai maintenant la ferme conviction que nous allons pouvoir envisager l’avenir tranquillement et gaiement ! » Quelques mois auparavant, déjà, elle avait pu croire que sa misère était près de finir ; et puis de nouveaux obstacles étaient survenus qui l’avaient rejetée dans son désespoir. « On va me demander quand je me marie, et que pourrai-je répondre ? S’entendre interroger, pendant douze ou treize ans, sur un mariage qui semble reculer à l’infini, c’est de quoi je commence à me sentir tout à fait enragée ! » Mais non : le mariage ne devait plus continuer de « reculer à l’infini. » Eckermann, par un vrai miracle, avait décidément trouvé une « bonne place : » il avait été nommé sous-précepteur du jeune fils de la grande-duchesse de Weimar. Et c’est ainsi que, à la date du 9 novembre 1831, le livre des mariages de la paroisse de Northeim put enregistrer le mariage de « M. Jean-Pierre Eckermann, demeurant à Weimar, avec Mlle Jeanne-Sophie-Catherine Bertram, de la présente paroisse. »

Le martyre de la jeune femme avait duré treize ans ; et tout porte à croire qu’il a continué encore, au moins en partie, pendant plusieurs mois, jusqu’à la mort de Gœthe. Dès le surlendemain du mariage, en effet, nous lisons dans le journal du poète : « Le docteur Eckermann est revenu dîner avec moi. » Après quoi, presque tous les jours, le même journal porte la mention : « A dîner, le docteur Eckermann, » ou bien : « Dîné avec Eckermann. » Jeanne Bertram, maintenant, avait un mari : mais elle était forcée de le partager avec l’homme qui, trop longtemps, l’en avait privée ! Et nous savons, en outre, que « le docteur Eckermann » n’eut pas même le plaisir de pouvoir présenter sa femme à son vieux maître : car celui-ci, dans son indifférence olympienne, avait bien voulu se résigner au mariage de son confident, mais à la condition de n’en jamais entendre parler. Une fois, cependant, le 28 février 1832, quelques jours avant sa mort, il note dans son journal, que, « vers midi, étant allé chez sa belle-fille, » il y a « aperçu la femme du docteur Eckermann. »

Celle-ci, d’ailleurs, ne s’était pas trompée en croyant que la mort