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toi ; et, à coup sûr, il va prendre soin de ton avenir. » En quoi consistait cet « avenir » qu’elle rêvait pour son fiancé, elle se charge elle-même de nous l’apprendre, dans une autre lettre : « Nicola est devenu directeur de musique. Il va gagner 600 thalers ; avec l’argent de sa femme, ils vont pouvoir vivre magnifiquement. C’est te dire qu’ils sont, tous les deux, bien heureux ; et ils souhaitent qu’un pareil bonheur nous arrive prochainement, à nous aussi. »


Cependant Gœthe, en connaissant de plus près son jeune admirateur, n’avait pas pu se défendre de songer que, au point de vue de ses propres « intérêts, » un homme de cette sorte aurait de quoi lui rendre des services les plus précieux du monde ; et, tout de suite, il l’avait vivement engagé à venir demeurer près de lui. « Fixez-vous à Weimar ! lui disait-il. Il y a ici beaucoup de bonnes choses réunies, et vous y trouverez une société comme les plus grandes villes n’en ont pas à vous offrir… Nous possédons aussi une bibliothèque très riche, et un théâtre de premier ordre. Je vous le répète : restez près de nous, et non seulement cet hiver, mais choisissez Weimar pour votre séjour définitif ! L’été, vous ferez des voyages, et vous verrez, peu à peu, tout ce que vous désirez voir. Je demeure à Weimar depuis cinquante ans, et où ne suis-je pas allé ? Mais c’est toujours avec plaisir que je suis revenu ici ! »

A se fixer pour toujours à Weimar, sans y avoir d’autre emploi que celui de secrétaire (gratuit) et de confident de Gœthe, à cela Eckermann ne pouvait pas consentir : mais il comptait bien, et sa fiancée avec lui, que Gœthe, en reconnaissance de ses bons offices, s’emploierait à lui procurer un emploi régulier, et lui fournirait ainsi le moyen de se marier bientôt avec sa chère Jeanne. Il fut donc convenu que le jeune homme passerait au moins un hiver à Weimar. Et cette décision, comme l’on peut penser, devint aussitôt pour lui une source merveilleuse de vastes projets et de rêves ambitieux. A Weimar, chacun lui faisait fête, soit qu’on lui enviât son privilège d’être admis dans l’intimité de Gœthe, ou simplement qu’on voulût parvenir, par son intermédiaire, au même privilège. Jamais valet de chambre d’un prince ni d’un financier n’eut, autour de lui, plus de complimenteurs. Et lui, avec la haute idée qu’il avait de soi, il accueillait tous les complimens comme chose naturelle, ce qui ne l’empêchait point d’y prendre un plaisir toujours nouveau. « Avant-hier, écrivait-il à sa Jeanne, j’ai reçu une lettre du poète Tieck ; il me demande des renseignemens sur le jeune Kiesewetter ; mais je vois bien qu’il désire surtout entrer en