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serait en état de gagner sa vie. C’est pour lui plaire, surtout, et pour lui obéir, qu’il s’était résigné à étudier le droit : car son goût personnel le portait plutôt vers les lettres, et, sans dédaigner la fortune, il aurait mieux aimé la devoir à de beaux vers qu’à des plaidoiries ; mais sa fiancée, sagement, lui avait représenté que le métier d’avocat ne l’empêcherait point d’écrire ni de publier de beaux vers, tandis que d’autre part, étant plus régulier et plus sûr, il lui permettrait plus vite de se marier, bonheur qu’ils attendaient tous deux très impatiemment. De telle sorte qu’en 1821, depuis deux ans déjà, Eckermann demeurait à Gœttingue, où il émerveillait ses professeurs par son zèle et sa docilité.

C’était d’ailleurs un brave garçon, d’une droiture parfaite, et assez intelligent, mais rempli de cette naïve vanité et de cet excès de confiance en soi qui se rencontrent souvent chez les « autodidactes ; » avec cela, et malgré sa qualité de poète, un esprit si foncièrement prosaïque que toutes les idées en sortaient comme aplaties et décolorées. Et, chaque semaine, il écrivait à sa fiancée de longues lettres, tâchant de son mieux à lui témoigner la tendre affection qu’il éprouvait pour elle. « Le jour, lui disait-il, je n’ai guère le temps de penser à toi, parmi les distractions de ma vie nouvelle ; le soir, je ne puis penser à toi que très peu, car la fatigue de la journée m’empêche de retrouver mes chers souvenirs ; mais la nuit, dans mes rêves, quand tout repose, alors je reviens près de toi, Jeanne aimée, et j’ai vraiment l’impression d’être là-bas, où tu es. » Il lui décrivait son logement et sa nourriture, lui racontait ses promenades. « Hier, après mon bain, je suis allé à Merseburg, où l’on brasse une bière qu’adorait Jean-Paul : moi aussi, j’en ai bu beaucoup. » Mais il savait que rien n’intéressait la jeune fille autant que sa poursuite du diplôme de docteur en droit ; et il n’y avait point de sujet dont il l’entretînt plus volontiers. « L’étude du droit, lui écrivait-il le 19 mai 1821, ne me fait plus l’effet d’être sèche, et me réussit bien plus facilement que je ne l’avais pensé tout d’abord. » Une autre fois il lui rapportait les paroles d’un de ses professeurs, qui, en apprenant son désir d’être avocat, s’était offert à lui procurer une bonne clientèle. « Il m’a dit que, si je ne voulais pas absolument me fixer à Hanovre, il me conseillait de choisir, de préférence, les environs de Lunebourg, où les avocats sont rares, et où l’on gagne beaucoup plus que dans ce pays-ci. On lui a écrit, en particulier, de Bleckede, pour lui demander s’il ne pourrait pas y envoyer quelqu’un. Il est d’avis que je puis fort bien être prêt dans dix-huit mois. Qui sait où la destinée nous mènera ? Peut-être