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Il y a dix ans régnait à la Chambre des députés l’influence que vous appellerez patriotique et que j’appellerai chauvine. Une poignée d’exaltés intimidaient les uns, stimulaient les autres et, parmi ces exaltés, au premier rang, les députés coloniaux. La responsabilité de nos députés coloniaux dans les complications de notre politique étrangère est immense. Représentant des électeurs qui ne sont ni contribuables ni soldats et qui parfois même (aux Indes notamment) n’existent que sur le papier ou ne votent pas, ils étaient toujours les premiers à réclamer des expéditions, des aventures, des dépenses nouvelles dont la métropole seule payait les frais, pour la satisfaction de leur amour-propre ou de leur clientèle électorale. Ces députés et leurs émules, formant habilement l’appoint d’une majorité très instable, constituaient pour tous les gouvernemens un élément redoutable, à ménager.

Un membre de la Chambre eut le courage de demander la suppression de ces députés ; vous trouvez qu’il aurait mieux fait d’emboucher vos trompettes guerrières ; j’ai pensé le contraire, et cette intervention qui m’a valu quelques inimitiés a produit du moins un effet magique : la fureur du patriotisme colonial s’est calmée comme par enchantement. Je suis entré à la Chambre en 1895. Toute notre politique étrangère oscillait alors entre deux haines principales, sans parler des autres : la haine de l’Angleterre et celle de l’Allemagne. Les uns faisaient leur choix entre ces deux haines ; d’autres, les véritables « patriotes, » cumulaient. S’il survenait une accalmie, ils se reposaient dans la haine des Italiens, montraient le poing à l’Amérique et au Japon. L’alliance russe n’était admirable, à leurs yeux, que parce qu’ils y voyaient un moyen d’être impunément en querelle avec tout le monde.

Je plains les gouvernemens de ce temps ; et je ne vois pas qu’ils aient été en si bonne posture : paralysés par le chauvinisme qui dominait au Parlement, ils étaient obligés de laisser s’accumuler les difficultés sans pouvoir résoudre ni même aborder les principales. Deux fois au moins la question d’Egypte aurait pu être réglée depuis 1882, — en 1884 et en 1887, — je l’ai démontré à la tribune ; le gouvernement anglais, les libéraux d’abord, les conservateurs ensuite, nous firent des offres catégoriques ; deux fois ces offres furent repoussées, grâce à l’influence de qui ? de telle sorte qu’on a pu dire que la France prétendait à la fois réclamer et rendre impossible l’évacuation. Trois fois dans ces dernières années la guerre a menacé d’être la conséquence de cette politique d’aventures coloniales et de