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la vieillesse m’effraye, parce que les besoins augmentent et que l’abbé Terray m’a déjà retranché 400 livres de rentes. Cela est pitoyable à citer, mais, quand c’est pris sur le nécessaire, cela se fait sentir. »

La dernière lettre venue jusqu’à nous est d’un accent plus douloureux encore ; elle est la seule de toute cette longue correspondance où apparaissent quelques symptômes d’aigreur, ou, tout au moins de susceptibilité : « Je vous avais fait des questions auxquelles vous n’avez pas répondu, écrit-elle à son frère[1] Si c’est par oubli, cela me paraît bien simple. Si c’était à dessein, je vous avoue que votre prudence et votre réserve me paraîtraient outre mesure… Je suis loin de vouloir forcer, ni même exciter la confiance, je ne suis point curieuse, et je sais modérer mon intérêt. Ainsi croyez que je jouirai toujours avec plaisir des marques de votre amitié, et que je ne me plaindrai jamais de ce que vous me laisserez à désirer à cet égard. Les gens qui, comme moi, ont beaucoup souffert, qui ont connu le monde, qui en sont dégoûtés et désabusés, sont faciles dans le commerce. Ils désirent peu, et ils ne se plaignent de rien. » À ce langage, tout nouveau sous sa plume, à ces plaintes pour une cause légère, à cet amer découragement, ne sent-on pas que quelque chose a changé dans son âme ? C’est qu’elle est arrivée, en effet, à cette phase où tout ce qu’elle a jusqu’alors aimé et recherché, la gloire de son salon, le commerce des hommes d’esprit, les distractions élevées que procurent l’art et la littérature, les douceurs même de l’amitié, vont lui sembler chose vaine, superflue, sans saveur, où toutes ses facultés, tendues vers un unique objet, vont s’absorber, se concentrer dans un seul sentiment, dont elle ne saurait jouir en paix et qui l’empêche de jouir du reste. L’histoire de Mlle de Lespinasse ne sera plus dorénavant que celle de ses passions, de ses luttes et de ses douleurs.


SEGUR.

  1. 20 mars 1774. — Archives de Roanne ;