Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/91

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce ne serait pas juste. Si vous n’étiez pas de bonne foi dans tout ce que vous laites, je vous soupçonnerais d’avoir eu le projet de ces mères qui veulent faire leurs filles religieuses : pour avoir l’air de n’avoir rien à se reprocher, elles les mènent dans le monde, leur donnent de la dissipation, de la parure et des spectacles jusqu’au dégoût ; et puis les pauvres créatures entrent dans leur couvent, persuadées qu’elles connaissent le monde et qu’elles n’y étaient pas propres... Je prie Mme de Vichy de ne point juger de la vie de Paris par celle qu’elle y a menée ; s’il n’y avait que cette manière d’y vivre, j’avoue que, pour moi, je trouverais moins austère de me faire carmélite ! »

Ces citations, que je pourrais multiplier, suffisent à caractériser la manière de notre héroïne dans ce rôle tout nouveau de guide et de tutrice, presque de mère de famille. Ajoutons cependant qu’aux conseils et aux remontrances se mêlent souvent des confidences d’une nature personnelle, non sur les épreuves de son cœur, — elle garde ici, comme bien on pense, la plus complète réserve, — mais touchant sa santé, ses affaires domestiques et ses embarras de fortune. Quant à ce dernier point, si la plupart du temps elle affecte, avec ses amis, un stoïcisme, un détachement hautains, elle se laisse aller, au contraire, avec ceux qui lui sont unis par l’étroit lien du sang, à des aveux pleins de mélancolie sur ses difficultés présentes et sur ses inquiétudes d’avenir. Le jour où Abel de Vichy s’installe dans sa terre de Montceaux : « Je suis persuadée, lui dit-elle[1], que c’est l’endroit que vous aimez le mieux, car c’est lui qui vous a fait connaître le premier les joies de la propriété, qu’on dit être un très grand plaisir. Il y a apparence que je mourrai sans l’avoir connu. Je ne désirerais pas de grandes propriétés, mais j’avoue que je commence à être bien lasse de ma pauvreté. En vieillissant, elle deviendra un vrai malheur. Mais à chaque jour suffit son mal. » Quelques années plus tard, quand les édits fiscaux viennent diminuer son maigre revenu : « Il ne me[2] manquerait que de n’avoir point d’amis, pour avoir tous les malheurs ensemble, souffrances, mauvaise santé, pauvreté. Croyez qu’il y a peu de personnes qui eussent tiré un meilleur parti de la situation où j’ai été condamnée. Je me plains rarement, mais il y a des temps où je trouve la vie un peu pesante. Le voisinage de

  1. 14 décembre 1769. — Archives de Roanne.
  2. 23 septembre 1773. — Archives du marquis de Vichy.