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Ces sermons, souvent répétés, ont la fortune réservée d’ordinaire à ce genre d’éloquence. Abel n’écoute que son désir ; il se décide à briser sa carrière ; et c’est l’occasion pour Julie de faire encore preuve de sagesse. Nul reproche de sa part, point de vaines récriminations, mais des conseils pratiques sur la façon de présenter les choses pour échapper aux désobligeans commentaires : « Je crois, — mande-t-elle à Mme de Vichy, mère du jeune officier[1], — qu’il faudrait envoyer sa démission en écrivant une lettre bien courte, bien pleine de regrets et bien honnête à M. le duc de Choiseul, et par le même courrier une lettre très succincte à Mme du Deffand et l’abbé de Champrond ; cela éviterait bien des discours qui pourraient déplaire à votre fils... » Elle s’adresse ensuite à Abel, pour insister, avec un désintéressement méritoire, sur la nécessité de ménager les susceptibilités de la redoutable marquise : « Pourquoi[2] n’avez-vous pas écrit à Mme du Deffand que vous étiez dans l’intention de donner votre démission ? Il aurait été plus honnête de lui en faire part, et je trouve, mon cher ami, ne vous en déplaise, qu’il faut toujours se piquer de bons procédés. » Cela dit, elle se borne à l’exhorter, en termes pleins de charme, à jouir doucement et sans regrets de l’existence qu’il a choisie, paisible, obscure, et vouée au bien : « Puisque vous avez pris votre parti après de longues et sérieuses réflexions, il n’y a plus rien à vous dire. Mais il faut vous attendre à être blâmé hautement dans ce pays-ci : on y juge de presque tout relativement à la vanité ; on ne connaît de bonheur que celui de vivre dans l’opinion des gens du monde ; en un mot, on sacrifie tout aux apparences et au bon air. Et on a raison, car on est à mille lieues de savoir ce que c’est que le bonheur domestique, ce que c’est que de jouir doublement de sa fortune, en faisant du bien dans ses terres et à tout ce qui vous environne. Nous avons tant raffiné sur tout, que nous sommes parvenus à n’ignorer que les goûts simples et les choses naturelles. Il ne faut pas vous en fâcher, encore moins vous en affliger ; mais il faut que les gens sensés soient heureux à leur manière. J’approuve fort la vôtre ; et la vie que vous allez mener est faite pour contenter et remplir une âme sensible et vertueuse[3]. »

  1. Lettre du 4 décembre 1708. — Archives de Roanne.
  2. Lettre du 24 février 1769. — Ibid.
  3. Lettre du 10 novembre 1768. — Ibid.