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respirant le plus vif intérêt pour toutes les affaires du ménage et racontant les siennes avec un minutieux détail, jusqu’aux nouvelles de sa petite chienne Sophilette et de son perroquet, « grand diseur de sottises. »

Ce qui fait l’originalité de cette correspondance, ce qui éclaire d’un jour à peine soupçonné jusqu’ici la figure de celle qu’on nomma tantôt la « Sapho de son siècle, » tantôt la « Muse de l’Encyclopédie, » ce sont les judicieux et les vertueux conseils qu’elle prodigue à chaque page, c’est la direction maternelle, tout empreinte de circonspection, de prudence, de bon sens, qui s’exerce sur la conduite d’un frère, honnête sans doute et d’excellente conduite, enclin pourtant, comme il est naturel, à céder à la promptitude et à la chaleur de son âge. A parcourir ces épîtres un peu prêcheuses, vrais modèles de sagesse mondaine, s’évoque une Mlle de Lespinasse assez inattendue, femme d’intérieur, ménagère avisée, voire quelque peu terre à terre, bref, aussi raisonnable, aussi pratique et aussi réfléchie, quand l’intérêt de son frère est en jeu, qu’elle est fougueuse, emportée, téméraire, toute de premier mouvement, chaque fois qu’elle agit pour son compte. Ecoutons-la faire la morale, lorsque, l’année de son mariage, Abel lui annonce l’intention de quitter le service pour se consacrer tout entier à sa femme, qu’il adore, et à la gestion de ses terres : « Vous ne sauriez[1] trop vous examiner, pour savoir si vous n’aurez pas de regret un jour d’avoir renoncé à un moyen de fortune qui est regardé comme un grand avantage dans le monde. Ce n’est pas tout : il faut tâcher de vous transporter au temps où vous serez sans passion pour votre femme, et voir alors si vous serez content de n’avoir rien à faire, car il ne faut pas croire que les occupations que donnent les terres soient suffisantes à une âme active. Cela vous suffit actuellement, parce que vous êtes occupé d’une passion vive ; elle sera suivie d’une confiance extrême et de l’amitié la plus vraie, je n’en doute pas ; mais, encore une fois, vous sentirez du vide, qui serait rempli par l’occupation que vous donnerait le métier de la guerre... J’ai voulu vous dire tout ce que ma tendre amitié me dictait pour vous ; je voudrais que vous fussiez heureux, et c’est ce que je désire par-dessus tout ; aussi voudrais-je que vous ne preniez pas légèrement un parti qui doit influer sur tout le reste de votre vie. »

  1. Lettre du 23 mai 1768. — Archives de Roanne.