Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’époque de son arrivée à Paris, elle ne se décidera à revoir la province où elle a vécu tant d’années, où vivent encore ceux qui lui sont unis par la plus étroite parenté. C’est à tort cependant, malgré cette apparence d’oubli, qu’on la jugerait dénuée de tous sentimens de famille. Ni la fausseté de sa situation, ni les procédés qu’elle reproche, à tort ou à raison, à quelques-uns de ses proches, ni l’attachement qu’elle porte à son nouvel entourage, rien n’a pu, au contraire, effacer de son cœur l’attachement d’autrefois pour ses compagnons de jeunesse, tout au moins pour certains d’entre eux, et particulièrement pour Abel de Vichy[1]. La correspondance régulière qu’elle entretint jusqu’à son dernier jour avec ce jeune frère bien-aimé en offre un touchant témoignage et nous révèle un côté de sa vie laissé jusqu’à présent dans une ombre complète.


Entre Abel et Julie, cette persistance d’intimité est d’autant plus à remarquer que la vie les avait séparés davantage. Engagé de bonne heure dans le service du Roi, guidon de cavalerie dans les gendarmes du Berri, Abel, pendant toute cette période, ne rencontra sa sœur qu’à de rares intervalles. Son mariage, en l’année 1768, avec une jeune fille de province, Mlle de Saint-Georges[2], « jolie, grande, bien faite, aimable, bien élevée, » de bonne naissance et de fortune médiocre, n’était pas pour faciliter son séjour dans la capitale. De fait, Julie ne vit pour la première fois sa belle-sœur que deux années après la noce : « Avez-vous le bonheur et le bon goût d’être amoureux de votre femme ? demande-t-elle au jeune mari[3]. Quel est son caractère ? Est-elle vive, gaie ? En un mot, mon cher ami, puisque je ne puis la voir, faites-la-moi connaître, faites-moi son portrait, et vous me ferez un sensible plaisir. Ce n’est pas son portrait physique que je vous demande, c’est le moral, parce que c’est celui-là qui est le plus important à votre bonheur, et qu’après votre femme, personne ne s’y intéresse plus tendrement que moi. » C’est de ce ton simple, affectueux, que sont écrites la plupart de ces lettres, sans recherche de style, sans étalage de sentimens, mais

  1. Abel-Claude-Marie-Cécile de Vichy, fils aîné de Gaspard et connu sous le nom de marquis de Vichy.
  2. Claude-Marie-Joseph de Saint-Georges, née en 1750, morte à l’âge de trente-trois ans, en 1783.
  3. Lettre du 29 juin 1768. — Archives de Roanne.