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de l’avoir : je vous ai apparu à travers un prestige qui peut un jour se dissiper, qui se dissipe déjà tous les jours, vous au contraire je vous ai vue dans l’ombre, je vous ai vue dans le moment où mon cœur se croyait le plus incapable de s’attacher à rien sur la terre, je vous ai vue à côté de personnes parées de brillans dehors, et vous couverte du voile de votre modestie et de votre silencieuse timidité, et cependant je me suis senti sans hésiter invinciblement attiré vers vous seule. Chaque instant, chaque parole, chaque regard a fortifié cet attrait ; ce n’était point cet entraînement irréfléchi d’une passion tumultueuse et sensuelle, c’était un doux penchant que ma raison approuvait et que la réflexion augmentait tous tes jours ; il était calme et heureux comme tout ce qui vient uniquement de l’âme, comme tout ce que le cœur peut avouer à la raison : ces avantages extérieurs dont vous craignez la perte n’y étaient pour rien ; excepté votre doux regard qui m’a révélé votre âme, vous pouvez tout perdre, je vous aime, je vous aimerai sans tout cela…

Vous voulez des détails sur ma vie d’à-présent. Elle est toute pleine de vous ; la grande affaire qui m’a ensuite occupé et encore en vue de vous, a été de me faire payer par ma famille la totalité de mes dettes. J’en avais fait beaucoup dans ma première jeunesse, dans mes voyages, dans mes étourderies ; j’avais été de ces caractères inconsidérés et prodigues dont vous parlez, je l’avais bien expié ; il m’en restait des dettes assez considérables, surtout relativement à la petitesse de la fortune que j’ai à attendre directement de mon père ; elles nous auraient extrêmement gêné dans la supposition où nous nous unirions indépendamment de madame votre mère et de sa fortune. J’ai pris le parti très dangereux et très hardi dans ma position d’en faire l’aveu à un de mes oncles et à deux tantes ; cela a été d’abord comme je m’y attendais, une espèce de coup de foudre, et puis tout s’est adouci ; ils m’ont demandé un état général de tout ce que je devais au monde ; je le leur ai donné avec la condition expresse que mon père et le reste de la famille ne seraient instruits de rien, et ils se sont généreusement chargés de tout payer à eux trois ; nous sommes occupés ensemble à cette opération depuis un mois seulement et dans trois semaines tout sera déjà payé ; cela ne m’enrichit pas pour le présent, au contraire, mais cela me soulage beaucoup et m’assure plus d’indépendance pour l’avenir.

Vous voyez, chère Marianne, que je vous mets dans les secrets les plus intimes de famille ; oh ! quand viendra le jour où nous ne serons plus qu’un ? Je ne travaille plus beaucoup depuis toute cette affaire d’argent qui m’embarasse l’imagination, et depuis que je redeviens soufrant ; j’ai une grande tragédie politique sur le métier, mais elle dort ; je fais de temps en temps quelques Méditations, dans le genre de celles que vous connaissez. Voilà le commencement de la dernière faite :


La Prière.

Le roi brillant du jour se couchant dans sa gloire…
Je lis, au front des cieux, mon glorieux symbole ![1] etc.

  1. Lamartine recopie ici cinquante vers de la Prière. Ce texte ne présente que quelques variantes insignifiantes avec celui qu’il adressait deux jours auparavant a Aymon de Virieu.