Page:Revue des Deux Mondes - 1905 - tome 28.djvu/85

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

une « voracité d’affections » qui la prédispose à aimer tout ce qui lui apporte une sensation nouvelle ; mais elle ne s’éprend réellement que de ce qui, dans son âme, fait jaillir les sources profondes, de ce qui, ne fût-ce qu’un moment, la soulève au-dessus d’elle-même, et fait couler un sang plus chaud, plus précipité dans ses veines. Et c’est pourquoi il est permis de dire qu’avec des goûts multipliés, elle n’a au fond qu’une seule passion, et que, dans sa physionomie morale, la variété et la mobilité des traits ne rompent pas l’harmonieuse unité de l’ensemble.


V

Ainsi, pendant plusieurs années, dans le cadre que j’ai décrit, parmi les familiers qu’on a vus groupés autour d’elle, et l’esprit occupé par les plus nobles distractions, ainsi s’écoule sans heurt et sans fracas l’existence, douce en somme et sagement ordonnée, de l’héroïne de cette étude. Chacune de ses journées ressemble à celle qui la précède. Nous en savons exactement l’emploi. Elle sort très rarement le matin ; c’est le temps consacré à la lecture, à la correspondance, à moins, comme il arrive souvent, qu’elle ne reçoive quelques intimes, désireux de la voir dans le calme du tête-à-tête ; elle gagne ainsi deux heures, qui est le moment du dîner, un repas fort sobre et fort court, qu’elle prend habituellement seule avec d’Alembert ; il en faut toutefois excepter le lundi et le mercredi, où tous deux sont, de fondation, les convives de Mme Geoffrin. L’après-dînée est employée en courses, en visites et parfois en promenades dans les musées, dans les expositions, dont la mode tend à se répandre. À partir de six heures du soir, elle est toujours rentrée chez elle ; et jusqu’à plus de neuf, le salon ne désemplit pas. Fréquemment la causerie est coupée de quelques lectures : La Harpe enfle sa voix pour déclamer une tragédie nouvelle[1] ; Marmontel, laborieusement simple et froidement libertin, lit un de ses Contes moraux ; ou bien encore ce sont des ouvrages d’un genre plus

  1. La Harpe essaya notamment chez Mlle de Lespinasse l’effet de sa tragédie de Barnevelt et de celle qui est intitulée : Les Brames. Cette dernière pièce fut si vivement critiquée par toute la compagnie que, dépité, il jeta le manuscrit au feu. Il est vrai qu’il en possédait une copie ; et la tragédie corrigée vit le jour huit ans plus tard. « Elle vient de renaître de ses cendres, sans être pourtant un phénix, » écrit Grimm à ce propos. (Correspondance littéraire, décembre 1783.)