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je cesserais pour cela de vous aimer ? et de faire gloire de mon amour ? Je rougirais de moi s’il en était autrement ! Je ne me croirais pas digne d’avoir reçu une âme, je n’en aurais pas besoin : l’opinion des autres serait mon âme ! Mais pourquoi donc m’avez-vous écrit une fois ? Ces lettres, ces protestations d’un éternel attachement, n’étaient donc pas la noble et franche expression d’un sentiment trop élevé et trop absolu pour être jugé sur les convenances humaines ? C’était donc une légèreté, une surprise, un enfantillage ; ou si ce n’était pas une légèreté ces jours-ci, comment cela en serait-il une dans l’avenir ? Votre sentiment aurait donc changé de naturel ou ce sentiment éternel serait donc déjà totalement anéanti ? — Voyez où nous entraîne cette crainte pusillanime de l’opinion humaine, cet asservissement à l’amitié dans un sentiment qui par sa nature est au-dessus de tout ou qui cesse d’être dès qu’il peut se comparer à un autre ! — Voyez-le ! et prononcez ! Livrez-vous-y toute entière et sans retour, comme vous me l’aviez juré ! ou renoncez-y dès aujourd’hui ! Votre faiblesse de quelques jours aura empoisonné la vie d’un homme qui crut se livrer à un amour absolu comme le sien et qui n’en reviendra jamais ! Mais qu’importe, soyez heureuse ! Oubliez ! trahissez des sentimens de quelques jours que l’amitié n’approuvait pas ! J’aime mille fois mieux, s’il faut mourir, un coup subit et unique, que de vivre dans la crainte éternelle de celui que votre faiblesse me réserverait tôt ou tard !


(A 11 heures.) Écrivez-moi une dernière parole, et qu’elle soit irrévocable, quelle qu’elle soit ! Tous les obstacles qui viendront de Madame votre mère ou de mes parens, je les combattrai avec force, avec persévérance, et le tems nous aidera à en triompher sûrement. Quant à ce que vous me dites de concilier les intérêts de l’amitié de Mlle Clémentine avec notre bonheur et notre union, je ne le conçois pas, vous ne pouvez pas avoir deux buts. Le vôtre est votre amitié ou votre amour, Mlle Clémentine ou moi, choisissez. Si Mlle C… est votre amie, non pour soi, mais pour vous, elle l’employera à vous aider, même contre son propre intérêt. J’ai des amis aussi et je le ferais ; vous la jugerez ainsi : si elle se montre votre amie désintéressée, elle restera votre amie après notre union, vous vivrez avec elle et je partagerai moi-même un sentiment si bien éprouvé. Si au contraire elle préfère son bonheur au vôtre et qu’elle persévère dans la conduite inexplicable, et dans les insinuations (j’ose le dire) calomnieuses et perfides, que vous m’indiquez assez, ou nous triompherons encore par l’amour de cet obstacle de plus, ou vous vous livrerez pour toujours à sa domination, après avoir en passant fait le malheur de ma vie ! Mais je ne travaillerai jamais à la vaincre ou à la convaincre : c’est au-dessous de moi, au-dessous de l’amour, au-dessous de la raison ; quel droit a-t-elle ? que ceux que vous lui laissez prendre ? Si vous les lui ôtez, elle ne les aura plus, voilà tout…

Adieu ! Je veux partir, je voudrais déjà être parti ! Pourquoi prolonger le plus beau, le dernier rêve de ma vie, si le réveil doit être si affreux ? J’emporte votre image, mais telle que vous étiez jusqu’au moment où Cl… vous a parlé ! Je vous vois tendre, constante, inébranlable, absolue dans votre sentiment comme moi dans le mien, vous raidissant contre tous les