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âme, à ma disposition, que je suis venue me renfermer chez moi, pour jouir encore de l’impression que j’avais reçue... Ces accens attachaient du charme à la douleur, et je me sentais poursuivie par ces sons déchirans et sensibles. »

On voit bien, par ces citations, où vont ses préférences et, des deux écoles opposées qui se disputent alors la faveur du public, vers laquelle la porte d’instinct sa nature passionnée. Cette prédilection néanmoins ne va pas jusqu’à dénigrer, encore moins à proscrire, cette espèce de musique qui plaît sans émouvoir et parle à l’esprit plus qu’au cœur. « Si, je suis exagérée, lit-on dans son Apologie d’elle-même[1], je ne suis jamais exclusive. » Rien de plus vrai que cette affirmation ; en musique comme en tout, elle est capable d’apprécier les genres les plus divers et qui paraissent les plus incompatibles. Au sortir d’une pièce de Grétry : « J’ai admiré son talent, confesse-t-elle de bonne foi ; jamais on n’a eu plus d’esprit, jamais on n’a mis tant de délicatesse, de finesse et de goût dans la musique ; elle a le piquant, le saillant, la grâce de la conversation d’un homme d’esprit, qui attacherait toujours, sans fatiguer jamais. » Mais, en rendant justice à l’auteur de la Fausse Magie, elle fixe les limites de son admiration : « Il faut que mon ami Grétry s’en tienne au genre doux, agréable, sensible spirituel. C’est bien assez ; quand on est bien fait dans sa petite taille, il est dangereux et sûrement ridicule de monter sur des échasses. » Aussi n’admet-elle point qu’on égale ce talent gracieux au merveilleux génie de Gluck, ni ces aimables mélodies aux chants « sublimes » qui l’entraînent, la bouleversent et la rendent « quasi folle. » — « Comment comparer ce qui ne fait que plaire à ce qui remplit l’âme ? Comment comparer l’esprit à la passion ? Comment comparer un plaisir vif et animé à cette mélancolie qui fait presque de la douleur une jouissance[2] ? »

C’est dans le même esprit et de la même façon qu’elle juge les œuvres littéraires. Elle n’y apporte point de parti pris, ne se plie à nul préjugé, ne se confine entre les murs d’aucune petite église, mais elle n’en a pas moins des préférences très décidées ; et, dans la brève revue qu’elle passe, au cours de son Apologie[3], de ses écrivains favoris et de ses livres de chevet, elle marque,

  1. Apologie d’une pauvre personne, etc., passim.
  2. Ibidem.
  3. Ibid., passim.