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de joie du bonheur qu’ils espèrent, et moi, je ne fais que respirer du malheur dont nous sommes délivrés. » Un peu plus tard encore : « Si le bien ne s’opère pas par lui (Turgot), nous ne serons pas Gros-Jean comme devant, mais mille fois plus malheureux, parce que nous aurons perdu l’espérance. » Ces extraits successifs montrent la progression qui s’opère au fond de son âme ; malgré soi, dirait-on, elle prend lentement et graduellement confiance ; l’honnêteté des nouveaux ministres, leur évidente bonne volonté, lui donnent à croire qu’ils pourront peut-être accomplir les réformes les plus urgentes. « C’est un homme excellent, dira-t-elle de Turgot, et, s’il peut rester en place, il deviendra l’idole de la nation. Il est fanatique du bien public, et il s’y emploie de toute sa force[1]. » Son principal espoir se fonde sur l’union qui existe entre les deux amis devenus collaborateurs : « Vous aurez bien de la peine à mettre dans ces deux têtes-là deux volontés, répond-elle à Guibert qui émettait des doutes ; il n’y en a qu’une, et c’est toujours pour faire le mieux possible. Oh ! oui, je les aime, et ce n’est pas le mot, je les chéris, je les respecte du fond de mon cœur. » — « En vérité, reprend-elle peu après, tout ce qui est était impossible à prévoir. C’est par delà toute espérance[2] ! »

En constatant chez Mlle de Lespinasse ce passage imprévu du découragement à la joie, devons-nous faire un rapprochement avec les prévenances toutes spéciales dont elle se voit l’objet du fait des deux ministres ? Faut-il y voir l’effet de l’influence incontestable dont elle jouit auprès d’eux ? Ces motifs personnels ont-ils eu quelque part à son changement d’humeur ? « Nous allons être gouvernés par des philosophes, raille Mme du Deffand ; j’ai bien du regret de n’avoir pas su me ménager leur protection. Pour l’obtenir aujourd’hui, il me faudrait avoir recours à Mlle de Lespinasse ; me le conseillez-vous ? » Il est effectivement certain que leur avènement au pouvoir n’a nullement relâché les liens qui unissaient jadis ces hommes d’Etat à leur intelligente amie, et qu’ils font volontiers appel à ses lumières avec une courtoise déférence. Turgot vient, comme auparavant, passer de longues

  1. « Enfin, monsieur, mande-t-elle à Turgot lui-même, nous dirons du ministère : Si tout n’est pas bien, tout est passable ; et moi je répète sans cesse pour vous ce que Mme de Sévigné disait pour sa fille : Dieu nous le conserve ! Et c’est du fond du cœur que je le prononce. » (British Museum, mss, 22, f. 206.)
  2. British Museum, mss. 22, f. 206.