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peut-être aussi les mêmes illusions chimériques, dont elle est coutumière dans les questions privées. Ce n’est certes pas à l’école de Mme du Deffand ni de Mme Geoffrin que Mlle de Lespinasse a pu contracter ce goût de la politique ; car l’une professe à cet égard une indifférence ironique, et l’autre s’en éloigne avec une craintive répulsion. Au rebours des deux femmes qui eurent le plus d’influence sur sa vie, Julie prend un vif intérêt à tout ce qui se passe dans les hautes régions du pouvoir et aborde ces graves problèmes avec une évidente complaisance ; elle est toutefois moins occupée des faits que des idées, de la pratique que de la théorie, et se laisse prendre volontiers, comme la plupart de ses contemporains, à la magie des mots, au prestige des formules. Autant que l’on en peut juger d’après quelques expressions de ses lettres, son idéal est à peu près celui qui, quinze années après sa mort, guidera les premiers doctrinaires de la Révolution : la liberté sous toutes ses formes, l’élection à tous les degrés et pour toutes les fonctions publiques, la république de fait avec l’étiquette monarchique.

Dans tous les cas, si ses aspirations demeurent quelque peu vagues, ses antipathies, au contraire, s’affirment avec précision. Le pouvoir absolu, voilà le perpétuel objet de sa colère, de son mépris, de ses malédictions. « Comment n’être pas désolés de vivre sous un gouvernement comme celui-ci ! » Cette phrase, avec des variations diverses, revient constamment sous sa plume. L’horreur foncière qu’elle éprouve pour le despotisme ne se restreint pas à la France ; sa haine passe la frontière et lui inspire, à l’égard de certaines des nations voisines, des jugemens d’une dureté et d’une virulence singulières. La Russie particulièrement est en butte à ses invectives ; les avances de la Grande Catherine au parti encyclopédique, les relations cordiales qu’entretient cette habile souveraine avec les plus illustres philosophes français, ont bien pu désarmer Diderot, Grimm, Voltaire, d’Alembert lui-même, mais elles n’apaisent pas les rancunes de Mlle de Lespinasse. « Que verrez-vous là-bas ? écrit-elle à Guibert prêt à partir pour Pétersbourg[1]. Tout ce qu’il faudrait fuir et pouvoir ignorer toute sa vie. Vous verrez ce que votre âme déteste, l’esclavage et la tyrannie, la bassesse et l’insolence. Je sais bien qu’à beaucoup d’égards, vous pouvez dire : c’est comme chez nous ;

  1. Lettre du 6 juin 1773. — Archives du comte de Villeneuve-Guibert.