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aime en vous ses propres défauts... Nous autres, gens froids et sages, ajoute-t-il, nous trouvons cela horrible, funeste, mais nous désespérons de vous corriger tous les deux ; aussi faisons-nous comme les gourmands invités à un grand festin chez un homme qui se ruine en le leur donnant, nous dévorons tout, nous faisons bonne chère, en disant : Cet homme-là se ruine et ne soutiendra pas longtemps cet état de maison ! »

Cette similitude de natures contribue sans nul doute à leur intimité ; mais ce qui, chez Shelburne, intéresse davantage encore Julie de Lespinasse, ce sont ses vertus d’homme d’Etat. Ce qu’elle admire et ce qu’elle étudie en lui avec une curiosité passionnée, c’est le ministre d’hier et de demain, c’est le leader d’un grand parti sous un régime de liberté, c’est le politique généreux qui a souci du bien public plus que de ses propres plaisirs et de sa fortune personnelle. « Savez-vous, écrit-elle, comment il repose sa tête et son âme de l’agitation du gouvernement ? C’est en faisant des actes de bienfaisance dignes d’un souverain, c’est en créant des établissemens publics pour l’éducation de tous les habitans de ses terres, c’est en entrant dans tous les détails de leur instruction et de leur bien-être. Voilà le repos d’un homme qui n’a que trente-quatre ans, et dont l’âme est aussi sensible qu’elle est forte... Qu’il y a loin de là à un Français, à un homme aimable de la Cour ! » De cette différence des hommes, elle s’en prend sans hésitation à la différence des régimes sous lesquels vivent les deux pays : « Ah ! le président de Montesquieu a raison : le gouvernement fait les hommes. Un homme doué d’énergie, d’élévation, de génie, est, dans ce pays-ci, comme un lion enchaîné dans une ménagerie, et le sentiment qu’il a de sa force le met à la torture. C’est un Patagon condamné à marcher sur les genoux ! »


IV

On entrevoit ici chez l’héroïne de cette étude tout un ordre de sentimens que nous n’avions pas encore rencontrés. Ce langage révèle en effet un genre de femme assez rare en ce temps, la femme à « l’âme citoyenne[1], » éprise de liberté, assoiffée de réformes, apportant aux affaires publiques la même fougue impétueuse,

  1. Souvenirs inédits de Mme de la Ferté-Imbault, passim.