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En effet, nous ne pouvions partir sans Lentillon ! Mais quel était ce Lentillon ? Et pourquoi ne pouvions-nous partir sans Lentillon ?

A quelques kilomètres de Lyon, dans la commune de Thurins (1 906 habitans, bureau de poste, vins, céréales et bestiaux), maître Lentillon, Joseph, recevait les testamens et donnait l’authenticité aux conventions des parties. « Je défie, a dit Frédéric Soulié, qu’on me produise un notaire de cinquante ans ayant une idée. » M. Joseph Lentillon pouvait relever l’insolent défi du romancier ; il avait cinquante ans, et son idée à ce notaire était que la République est le meilleur des gouvernemens. Son tort fut de le dire trois semaines trop tôt.

Ce tabellion entendait des voix. Pour leur obéir, dans la matinée du 13 août, sans aucune entente avec les révolutionnaires lyonnais, il quitta ses panonceaux et s’achemina vers la ville. Arrivé au faubourg de la Croix-Rousse, il monta sur le socle du pieux monument qui a donné son nom à ce quartier populeux, s’adossa à la colonne, et de cette tribune se mit à haranguer le peuple : la tête haute, le bras tendu, le regard de ses yeux clairs et vides perdu dans l’espace, il prononça la déchéance de l’Empire et proclama la République.

Trois douzaines de canuts en rupture de métiers, des femmes, des enfans, l’accompagnèrent, en chantant la Marseillaise, dans sa marche sur l’Hôtel de Ville :


Allons, enfans de la Patrie,
Le jour de gloire est arrivé !


Mais quelques sergens de ville suffirent pour interrompre le jour de gloire. Un agent fut tué dans la bagarre ; l’Empire resta debout provisoirement, la République fut remise à trois semaines, et Lentillon, appréhendé par la police, fut paternellement condamné à un an de prison par un conseil de guerre qui, à travers le deuil de nos premières défaites, apercevait déjà une lueur de révolution.

C’est ainsi que le notaire de Thurins, échouant à la prison Saint-Joseph, était devenu, toujours au figuré, mon compagnon de chaînes.

Lentillon retrouvé s’était juché sur l’impériale du fiacre à galerie ; peut-être de vrais-je dire sur la république du fiacre, car déjà commençait la « débaptisation » vengeresse et régénératrice.